Le pré d'à côté

Où il sera énoncé rien moins qu'une des Grandes Vérités de l'Existence et du Spectacle Vivant : 

Les chanteurs rêvent de danser et de jouer d'un instrument, les instrumentistes et les danseurs rêvent de chanter. Tous sont persuadés que l'autre art est plus difficile que le leur. 

(Et je ne vous parle même pas des comédiens.) 

Cette semaine, j'ai eu à nouveau le bonheur d'intervenir sur les répétitions du Labyrinthe de l'Hippocampe, la nouvelle création de la compagnie 29X27 – alias le chorégraphe Matthias Groos et la scénographe Gaëlle Bouilly. J'ai fait la connaissance de Matthias dans le Solitaire de Christine Rougier, où nous nous étions retrouvés, de fil en aiguille, bien loin des rôles assignés de chanteuse et de danseur. Les atomes avaient solidement croché dès la première répétition, ce qui explique qu'il ait pensé à moi, en même temps qu'à Mathilde Lechat, pour accompagner son Labyrinthe. 

"Accompagner" non au sens musical, mais bien à celui de faire un bout de chemin ensemble : dans le Labyrinthe, ce sont les danseurs qui vont chanter, prolonger dans leur voix la recherche qu'ils mènent dans leur corps. Notre mission, à Mathilde et à moi, consiste à les aider à développer leurs outils pour ce faire. 

Tout travail de technique vocale tient de l'exploration parce qu'aucune personne n'est identique à une autre. Mais avec des danseurs, l'altérité du corps face à nous se double de celle, plus mystérieuse encore, d'un savoir profond. Ce savoir concerne largement les mêmes instruments et matières que le mien – le corps, l'énergie, le temps – mais les traite d'une façon qui m'est largement inconnue. J'arrive donc avec des suppositions qui s'avèrent erronnées, je mets les pieds dans des plats dont je ne soupçonnais pas l'existence, les recettes les plus éprouvées sont susceptibles de tomber à plat tandis que l'intuition la plus échevelée va s'avérer ouvrir de larges portes ; et bien sûr, quelle joie que ce grand remue-ménage. 

J'adore ne serait-ce que regarder travailler des danseurs. Dans mon parcours d'apprentie chanteuse, je suis passée en vingt-trois ans de la seule (piètre) focalisation sur le résultat vocal à une tentative d'approcher le corps comme un tout englobant l'émotion, l'énergie, la pensée ; la voix est, en quelque sorte, un mode de canalisation et d'expression au sens littéral : c'est le chas d'aiguille par lequel on va concentrer tout cela. (Ouh, que c'est difficile à résumer… ) Mais il y a bien d'autres chas d'aiguille possibles, qui réclament chacun le même long apprentissage : jouer d'un instrument, danser, parler en scène et jouer un rôle, par exemple – et bon nombre de savoir-faire humains, en réalité, depuis la grande cuisine jusqu'à la consultation psychologique en passant par l'enseignement, les arts plastiques et la littérature… Peut-être, au fond, tout ce qui exige la connaissance de soi pour être bien fait. Et je suis fascinée de voir à l'œuvre ces autres savoirs, de voir passer par ces autres chas d'aiguille la matière vivante de quelqu'un. A fortiori s'agissant des danseurs, parce qu'entre tous ce sont eux qui partent du corps, et que pour moi la découverte d'un travail direct, concret, sur le corps, avec le corps, a été une expérience déterminante, libératrice, au cœur de ce que je m'efforce de transmettre à mon tour. (Merci éternel à Lydie Callier et Agnès Brosset !) 

J'adore regarder des danseurs, travailler avec des danseurs, essayer d'entrevoir ce qu'ils savent et que j'ignore, et quelle formes inconnues de moi prend notre savoir commun – a fortiori, sur ce Labyrinthe, échanger sur les premières pour ouvrir de nouveaux chemins vers le second. Mais il y a autre chose. C'est que, comme beaucoup de chanteurs, j'envie la danse. Elle m'attire et m'effraie comme une transgression ; je me sens nue, d'une audace outrancière et terrifiante, quand je danse sur scène – et même si c'est également exaltant, je suis très loin d'avoir fait encore tout le chemin vers une vraie liberté (sans même parler d'une vraie compétence, qu'il est bien trop tard pour acquérir). Je sais, et j'en ai encore eu la preuve cette semaine, que les danseurs ressentent la même chose envers le chant : il est l'objet d'un désir presque nostalgique autant que d'une crainte, crainte de mal faire, crainte d'avoir osé sans mériter, crainte d'être vu, crainte de la nudité – d'autant plus surprenante chez des gens que la vraie nudité ne fait guère battre d'un cil(1). Et, de la même façon que d'oser aller un tant soit peu vers la danse me donne des ailes, l'instant où ils s'autorisent le son comme un autre moyen d'expression, réinvestissant en lui l'immensité de leur connaissance, est un passage de cap bouleversant à voir et à entendre. 

En septembre dernier, dans Les Mardis de la musique ancienne où je chantais avec Diabolus in Musica, Skip Sempé, après avoir coupé le souffle à la salle en donnant chair et vie à Couperin au clavecin, disait à Edouard Fouré Caul-Futy, notre hôte : 

"Chanter, c'est beaucoup plus difficile que jouer du clavecin … On aimerait tous être aussi corporels que les vocalistes, mais on n'y arrivera jamais … On peut essayer, et on peut réussir, mais jamais dans chaque phrase comme dans le chant ; et c'est pourquoi l'idée de la musique traditionnelle occidentale –  et autres, d'ailleurs – c'est d'imiter la voix."

Combien de fois ai-je entendu des instrumentistes dire les mêmes mots ? Et combien de fois ai-je répondu qu'il me paraît, à moi, infiniment plus difficile de jouer d'un instrument que de chanter ? Et que cet élan inassouvi de l'instrumentiste vers le chant, je le ressens tout aussi cruellement vers l'abstraction, l'agilité, l'extensibilité de la pratique instrumentale ? 

Notre petite phrase récurrente, à tous, commence par "j'aurais rêvé". "J'aurais rêvé de chanter", disent les danseurs et instrumentistes les plus époustouflants – et moi, j'aurais rêvé de jouer du clavecin, de l'orgue, du piano, du Cristal Baschet, des percussions, pour ne rien dire de la guitare. J'aurais rêvé d'être danseuse – ou du moins d'avoir, de l'espace, du corps et du mouvement, la science qu'ont les danseurs. J'en aurais rêvé et je ne l'ai pas fait, parce qu'on n'a qu'une vie, parce que le chant convenait mieux, sans doute, à la géographie de ce qu'il m'était facile et difficile de faire et d'apprendre. Et tous ces savoirs me paraissent aussi obscurs et difficiles que désirables. 

Le pré d'à côté ? L'expression n'a jamais été plus appropriée. La danse, le chant, la musique instrumentale, travaillent largement la même matière, dans les mêmes lieux, et très souvent ensemble. Leurs pratiquants ne manquent pas d'occasions de percevoir qu'il y a là, de l'autre côté de la clôture, une autre liberté, une autre capacité d'action, une autre forme de transmission, quelque chose qu'ils n'ont pas eux-mêmes – et comme ils sont là, dès le début de leur histoire, parce qu'ils aimaient et voulaient cultiver la liberté et la transmission, il s'ensuit naturellement qu'ils envient ces ailleurs inaccessibles. 

Et je crois qu'il y a autre chose encore. Je crois que, adultes hyperspécialisés que nous sommes, nous retrouvons en l'autre artiste le souvenir de l'aiguillage qu'il nous a fallu prendre (consciemment ou non), celui au-delà duquel on devenait soit danseur, soit instrumentiste,  soit chanteur. En amont de cet aiguillage il y a la liberté de la petite enfance, le temps où chanter, danser, taper sur quelque chose qui fait un son agréable, n'est que réponse naturelle et plaisir de se concentrer tout entier sur un seul acte. Dans nos échafaudages de savoir-faire, dans nos recherches ô combien abstraites jusque dans le plus concret, ne cherchons-nous pas aussi à retrouver cette évidence perdue et la joie qu'elle causait ? Notre admiration de l'autre chemin, de l'autre voie sur l'aiguillage est liée au regret d'avoir dû exclure une partie de notre potentiel pour développer l'autre, certes. Elle a quelque chose du deuil d'une vie qui ne serait pas limitée par le temps et par nos forces. Mais, vue sous l'angle opposé, n'est-elle pas aussi la marque précieuse du souvenir de ce que nous étions avant ce choix ? 




 (1) Plus extrême encore : je me souviens avoir entendu Brigitte Lahaie dire que chanter avait été pour elle une expérience à la limite du traumatisme : "je me sentais nue", disait celle qui avait pour profession, au même moment, de faire l'amour devant des caméras…