Lavandières de nuit

Pour promener Kimel-le-Chien ce soir, pas besoin de lampe-torche : le Grand Eclairagiste a pourvu à nos moindres besoins, une lune tout ce qu’il y a de plus pleine donne à la campagne des reliefs d’étain embué. Pas un souffle d’air, nul autre son que ceux de mes pas, de l’haleine d’un semi-labrador enthousiaste (1) et de la joute de deux hulottes en plein litige territorial. En bas de la route, la petite rivière pressée joue à brasser des diamants dans la lumière. 

Connaissez-vous les lavandières de nuit ? C’est un des motifs légendaires les plus marquants rapportés par les régionalistes du XIXe siècle. L’ami Etienne de Kergariou m’a même déterré, sur ce sujet, une mélodie française des années 1880-90 qui vaut son pesant de caramel au beurre salé. Créatures maléfiques ou défuntes damnées pour avoir gâté le linge des pauvres en le frottant avec des pierres au lieu de savon, les kannerezed-noz et autres maouezed-noz se rencontrent la nuit au bord de l’eau, et malheur à qui accepte de les aider à essorer leurs draps : à l’autre bout, elles tordront sans pitié et vous rompront les os. 

Cette histoire a pour moi une résonance un peu particulière. Il y a vingt ans, dans sa mise en scène de Macbeth, Marc François avait voulu incorporer cette image dans le début du spectacle, les trois sorcières (dont j’étais) entraînant les autres personnages dans l’essorage démoniaque de draps voués à devenir linceuls. Un jour, lors d'une séance d’improvisation sur ce thème, l’acteur au bout de mon drap était Jean Davy. A 84 ans, ce vétéran du théâtre et du cinéma français – qui avait doublé Errol Flynn, Orson Welles et Cary Grant – aurait pu vivre une retraite tranquille ou siroter sa renommée sous la forme des propositions pépères qui inondaient sa boîte à lettres, mais il avait choisi l’aventure en travaillant avec Marc, un des jeunes metteurs en scène les plus radicaux du moment (2). Faire les choses à moitié n’était pas plus dans la nature de Jean que dans la mienne : ce jour-là, il tordit le drap dans un sens, je tordis dans l’autre… Tout-à-coup je le vis grimacer, puis se tenir la main. Je ne sais plus très bien ce qui se passa ensuite – il me semble bien qu’il minimisa la chose, peut-être même que nous reprîmes la séance, avec un peu de précautions ; mais le lendemain je sus qu’il avait un os du doigt brisé

Je pense à lui ce soir, en regardant briller la rivière… 

Et j’entends l’histoire que me racontait Jean-Pierre Guyader – la voix des matins en breton sur Radio Kreiz Breizh – il y a quelques jours : aux dires de sa mère, dans une maison à quelque distance du village, vivait autrefois, pour de bon, une lavandière de nuit. Une vraie. Une femme bien de ce monde, qui sortait battre son linge les nuits de pleine lune… Pourquoi ? On ne le saura jamais. Parce que le clair de lune est réputé blanchir le linge ? Parce qu’elle fuyait la compagnie et les ragots des autres femmes ? Ou bien, si je lâche la bride à mon imagination, parce qu’elle espérait, ou croyait même, retrouver là quelque revenante prête à l’aider dans sa besogne pour un prix qu’elle n’estimait pas cher ? Mon Dieu, comme on a tort de confondre l’anonymat et la banalité… Et combien les maisons un peu moroses de ce coin de campagne intérieure, qui fut trop peuplé pour être riche avant d’être trop pauvre pour être peuplé, ont pu cacher de personnalités singulières et d’imaginations insoumises. 

Et comme peut bouger, et fondre, la frontière entre ces imaginations et la réalité. Je reprends le chemin de la maison, les hulottes s’écharpent toujours, l’air est remarquablement dénué du moindre frisson paranormal. S’il existe un au-delà, je suis bien certaine qu'il ne nous envoie personne en mission de lessive vengeresse ; la rivière miroite sans retenue, mais elle miroite seule. Et pourtant elle a bel et bien déjà vu une lavandière venir chercher la lune dans son eau. Et pourtant, moi chez qui la lumière de minuit ne suscite rien de plus surnaturel que quelques insomnies et une vague exaltation du même genre que celle qui fait tirer mon toutou sur la laisse, n’étais-je pas, ce soir, au rendez-vous ? Et n’ai-je pas un jour, d’un tour de drap mouillé, brisé un petit os à un roi d’Ecosse dans la chair d’un ancien sociétaire de la Comédie Française ?





(1) Kimel-le-Chien a manifestement un labrador sable pour père ou mère, mais c’est la seule chose que nous sachions de son ascendance : quand il s’est matérialisé un beau matin devant la porte de mon amoureux, les sinistres brutes qui, selon toute vraisemblance, l’avaient abandonné près de la RN12 ne l’avaient pas plus muni de livret de famille que de collier… 

(2) Son biographe Wikipédia ou lui-même semblent l’avoir regretté, puisque la pièce ne figure même pas dans la longue liste de ses rôles au théâtre. Il est vrai que ce Macbeth fut un étrange naufrage, qui mériterait d’être raconté en détail et coûta sa carrière à Marc, et dont seuls une poignée d’acteurs, parmi lesquels je me compte, sortirent malgré tout plus forts et plus libres d’avoir été témoins du pire mais aussi du meilleur.