Influences inavouées, ou : l’odeur de la maison

(Ne cherchez pas à quelle récente interview d’un malheureux collègue ce texte pourrait répondre : ça n’a jamais été le cas, et en outre il s’agit d’un vieux brouillon laissé en chantier, que la fantaisie m’a prise de terminer ce matin. Il a quelques frères de limbes… On verra si j’ai le courage de m’occuper d’eux plus tard, dans un bel élan de ménage d'automne !) 


Quand on est un Artisse et qu'on est interviewé sur ses influences musicales ou sa discothèque, il est de bon ton de ne parler que, au choix, d'un Artisse sibérien mort à l'âge de 24 ans en 1972 après avoir sorti un seul album tiré à 380 exemplaires, ou d'une star universellement reconnue pour ses vertus Artissiques, c'est-à-dire pour être plus cérébrale et/ou plus déglinguée qu'on souhaiterait jamais l'être. 

La première pierre ne partira pas de chez moi : il est normal pour un musicien de rencontrer et d'apprécier quelques raretés, que l'on aura d'autant plus envie de partager (et j'ai été très, très touchée et honorée qu'à la question "qu'écoutiez-vous ce matin ?", Marc Minkowski ait un jour répondu "Marthe Vassallo, une chansonnière bretonne" !) ; pas anormal non plus d'aller, même parmi les choses plus connues, vers une certaine complication : le palais devient délicat, c'est tout.

Là où un courant de petit voltage commence à me traverser les molaires, c'est quand j'ai l'impression, à lire ces interviews, que tous mes collègues ont été élevés dans un système solaire lointain, où la main de la pop mainstream n'a jamais mis le pied (1). Nos goûts musicaux actuels sont peut-être aujourd'hui ceux de parfaits esthètes, mais sommes-nous nés à trente ans ? Suis-je vraiment la seule de ma génération à devoir de grandes émotions musicales d'adolescente à U2, Simple Minds, The Cure, ou même Téléphone, Renaud et – Jésus Marie Joseph –  Jean-Jacques Goldman ? A ressortir de temps en temps le Diesel and Dust de Midnight Oil ou le Brothers in Arms de Dire Straits ? A brailler par cœur K's Choice, Sheryl Crow, Tori Amos et Alanis Morissette ? A écouter régulièrement Police et The Wall (2) ? Un jour, en arrivant dans un théâtre, j'ai même reconnu instantanément le long morceau qu'Iron Maiden a consacré, il y a un bon bail, au Dit du vieux marin, et qu'un technicien, amateur de metal vintage, avait mis pour régler sa façade. Eh oui, si mon gros appareil photo, aujourd'hui, est surnommé l'Albatros (il est un peu lourd à porter au cou), et si la vue d'une étendue d'eau branche immanquablement mon cerveau sur les lignes les plus célèbres du poème de Coleridge ("Water, water everywhere, and all the boards did shrink…"), ce n'est pas la marque de ma culture universelle, infuse et transcendante, mais bien celle de mon goût, au collège, pour les guitares saturées pas particulièrement subtiles. (De même, c'est à un "vieil" album d'Alan Parsons Project – j'étais la plus jeune de ma fratrie – que je dois la découverte d'Edgar Allan Poe.) 

Nos influences musicales, ce ne sont pas seulement les musiciens que nous aimerions être et que nous admirons aujourd'hui ; ce sont aussi toutes les musiques qui nous ont formé. Chaque musique que nous avons aimée ou détestée, en particulier dans ces années de jeunesse dont nous regardons l'esthétique de haut, a laissé une empreinte dans notre glaise. 

Une autre erreur souvent commise, je crois, est de raisonner par artiste et non par morceau, quand en réalité notre environnement musical est souvent fait de pièces et non du corpus complet de tel ou tel, et qu'à fortiori nos relations marquantes – ces instants où une musique se révèle être celle dont vous aviez besoin – se nouent plus souvent avec une ou plusieurs plages qu'avec un album entier. J'ai dû décevoir plus d'un inconditionnel de Queen quand, après m'avoir entendue reprendre sur scène The show must go on, ils découvraient que je connais très mal l'œuvre du groupe. Je déteste cordialement bien des chansons de Julien Clerc, mais je lui serai toujours reconnaissante d’avoir mis en musique N’écris pas. J’ai le sentiment que Léo Ferré s’est embourbé dans son personnage, mais je peux chanter par cœur une bonne partie de son album Aragon. Des chefs-d’œuvre entiers de Mozart me glissent encore dessus comme de l’eau sur une plume de canard, cependant que d’autres de ses pages ont changé pour toujours mon rapport à la musique. Inversement, il est très possible d'admirer l'attitude et le travail d'un artiste tout en étant insensible à son œuvre. Ainsi je ne peux que m’incliner bien bas devant la créatrice qu’est Björk – un des seuls noms de pop internationale qu'un Artisse qui se respecte ait le droit reconnu de citer parmi ses influences –, mais après de nombreuses tentatives j'avoue ne jamais être parvenue, à ce jour, à atteindre le bout d'un de ses albums ; quelque chose dans sa façon de chanter, toute en tension et en étirement, déclenche chez moi un malaise – qui n'est peut-être pas sans parenté avec ma frigidité envers Wagner, maintenant que j'y pense. De l’une comme de l’autre, le goût me viendra peut-être un jour. Ou pas. 

C’est faire bien peu confiance à sa maturité, et c’est aussi renier l’enfant en soi, que de passer ainsi sous silence ses émotions passées et ses réticences présentes. C’est se priver d’un monde de subtilités. Oserai-je prononcer le mot de « snobisme » ? Il me semble que parfois cela en relève bel et bien : refuser le commun, mettre en avant ce qui singularise et omettre ce qui relie à la masse. Peut-être est-ce un snobisme forcé ? Peut-être est-ce précisément la tendance générale à considérer que qui aime une chanson apprécie forcément toute l'œuvre qui nous fait craindre, en citant certains noms, de nous aventurer dans des endroits de nos vies que seuls peuvent éclairer la nuance et le détail – humain et chronologique –, c’est-à-dire tout ce qui passe le plus souvent à l’as dans une interview ? C’est une autre des raisons pour lesquelles, je le répète, je peux grincer des dents mais je laisse la pierre sur le bord du chemin. En revanche, je suis convaincue d’une chose : ce silence coupable nous prive d’un crucial outil de compréhension de notre propre musique. 

Par « notre », j’entends ici tant le niveau individuel que le niveau collectif. Le point commun à la majeure partie de ces « influences inavouables » est que ce sont les plus banales, les plus partagées de leur époque ; partant, ce sont aussi celles dont les marques sont le plus susceptibles d’échapper à notre perception – comme on ignore l’odeur de sa propre maison – , alors qu’elle sauteront aux nez des autres générations. Nous sommes ainsi une bonne brochette de quadragénaires à être frappés, dans les concours de chant traditionnel, du nombre de jeunes qui multiplient les détails de phrasé de variété « R’nB / comédie musicale » ; avec un brin de recul critique nous pouvons aussi identifier, dans le chant de certains anciens, le legato caractéristique de la chanson française de l’entre-deux-guerres, tout comme nous entendons le grand mouvement folk et l’électricité des 70s dans les monuments enregistrés par nos « grands frères et sœurs ». Mais, si nous renions le son qui a baigné notre enfance, si nous nous mettons à croire nous-mêmes que nous avons toujours vécu de jazz cérébral, de musique concrète et d’enregistrements de collectage, comment aurions-nous une chance de lire les traces de notre jeunesse dans notre propre chant ? Or elles sont là, ces traces, partout : dans nos timbres, dans notre émotion, dans notre désir de puissance en scène, dans notre rapport au rythme et à l'énergie, dans notre sens de la variante. Elles sont venues directement de nos adolescences l’oreille sur un poste FM, ou bien elles sont venues indirectement via le travail de collègues admirés, qui nous a paru si délicieusement « moderne » parce qu’il parlait la langue commune du moment. (Par exemple, si vous vous dites « mais non, moi je n’aimais que la musique baroque », je vous répondrai qu’à mes oreilles, le fait que la naissance de l’école actuelle d’interprétation du baroque ait suivi de peu celle du rock n’a rien d’une coïncidence fortuite.) Elles se sont souvent mêlées, en nous, aux traces des époques précédentes qui nous parvenaient à travers la musique de nos maîtres. 

Je vous entends déjà répondre que tout cela n’est qu’évolution normale d’une musique à travers ses interprétations ; qu’une musique traditionnelle peut être en phase avec le monde qui l’entoure – air connu. C’est précisément ce que je suis en train de dire, et je ne trouve nullement que cela soit un problème : au contraire même, j’estime que c’est à chacun de définir son esthétique en triant, consciemment et inconsciemment, parmi ces influences, celles qui lui paraissent souhaitables pour la musique qu’il entend faire et transmettre. Or, en entretenant cet « angle mort » dans la vision desdites influences, on fait obstacle à ce passionnant tri. Que le snobisme soit volontaire ou pas, si nous n’assumons pas de nous voir comme des enfants de notre époque – et donc, pour ma génération, comme des enfants du rock, de la variété pop et de leurs affluents – nous nous retirons à nous-mêmes une clef de notre propre maison. Et surtout, nous bâillonnons le gosse que nous fûmes, donnant par là, aux enfants d’aujourd’hui, l’exemple du refoulement, du mépris de l’apprentissage par d’anciens apprentis, et de la cuistrerie.

Oh, ce n’est pas un scandale bien terrible. Dans le monde actuel, si monstrueusement inventif en drames et en horreurs, il faut même rester conscient que c’est un luxe inestimable que de pouvoir s’agacer, ne serait-ce qu’une seconde, de si peu. Mais aux privilégiés qui vivent dans ce luxe, il n’est pas interdit d’en profiter un instant. Ni de se souvenir qu’à treize ans, ça faisait rudement du bien d’aller au fond des bois chanter Pas toi et Confidentiel aux écureuils. 




(1) : Oui, parfaitement, je viens de citer Le Cosmoschtroumpf. Grandir dans une monodiète de BD belge et de F'murrr n'est pas sans quelques conséquences à vie. 

(2) : Parce que – pour rester dans les confessions – j’avoue que le sacro-saint Dark Side of the Moon n’est pas mon Pink Floyd favori, et que je lui préfère de loin la cohérence de The Wall et la profondeur de Wish you were here. Je me demande si je vais réussir à éviter l’excommunication…