Clichés et angles morts : des difficultés à se penser comme interprète de musique bretonne aujourd'hui

Le 20 novembre dernier s'est tenue à Rennes, à l'initiative du Pont Supérieur, une journée d'échanges sur le thème de "la transmission des musiques traditionnelles aujourd'hui". J'étais au nombre des invités, pour une table ronde intitulée "des musiciens ethnomusicologues ?", où l'on planchait sur la question "les savoirs et outils de l'ethnomusicologie peuvent-ils et doivent-ils s'intégrer à la pratique musicienne ?". La vidéo de cette table ronde est désormais en ligne ; ci-dessous le texte rédigé pour ma propre intervention – moins mes inévitables broderies, et plus le paragraphe de conclusion que j'ai dû abréger pour cause de temps… (Le premier qui dit que ça ne l'étonne pas passe dans mon bureau après la classe.) 


Je ne passe mes journées ni en ethnomusicologie ni en pédagogie. Je suis une musicienne, une interprète, avec ce que cela peut supposer de recherche "sauvage" occasionnelle. Ce que je me sens en mesure d'apporter à cette table, c'est le point de vue de quelqu'un qui vit cette musique, son apprentissage et sa transmission, précisément sans ce bagage conceptuel que vous êtes nombreux à partager aujourd'hui. Dans ma vie de chanteuse, et dans ce que je vois de celle des musiciens autour de moi, quelle est la présence de l'ethnomusicologie, et quel rôle joue-t-elle ? Quel rôle pourrait-elle jouer ? Plus largement, quelle est la part de l'observation de soi-même, de ses proches et des musiciens d'ailleurs – quel que soit cet "ailleurs" ?

Répondre à ces questions me paraissait assez simple – grave erreur. Il est déjà compliqué de se regarder soi-même, mais il s'agit ici de se regarder se regarder… Tôt ou tard on tombe sur un angle mort. Qui est précisément le point le plus douloureux et, comme le sont souvent les points douloureux, intéressant. Je ne prétends pas en avoir fait le tour, mais voici ce que je peux en dire aujourd'hui.

A ma propre surprise, je dois commencer par cette évidence qu'on est en France. En France, il y a une vieille habitude qui consiste à mépriser le local. Ceux qui ont voulu jouer et mettre en valeur les musiques traditionnelles en France ont donc eu à cœur de montrer qu'elles valaient les musiques lointaines qui, elles, avaient le droit de faire rêver : la Villemarqué a voulu montrer – outre la supériorité de l'Ancien Régime sur tout autre – que les chansons bretonnes étaient aussi belles que les sagas nordiques ; aujourd'hui les musiciens bretons font leurs classes en allant rencontrer des musiciens du monde entier : outre l'enrichissement humain et artistique, nous cherchons par là à mettre en lumière l'égale validité de nos musiques.

C'est là notre première rencontre avec l'ethnomusicologie, ou plutôt avec un écho déformé d'ethnomusicologie. Cet écho déformé nous fournit deux clichés en guise de modèles :

1) Cliché du village africain : des musiques "populaires", présentées comme la musique par défaut d'une sorte d'inconscience : inconscience du monde extérieur, inconscience de soi, inconscience de ce que l'on fait – inintentionnalité : on ferait parce qu'on n'a jamais rien entendu faire d'autre.

2) Cliché du maître indien : des musiques "traditionnelles" savantes, objets d'une transmission exclusive de maître à élève, dans un soin infini du détail et dans une certaine théorisation, poétique ou analytique – intentionnalité : on fait parce qu'on veut absolument reproduire ce que fait le maître, lequel veut que l'on reproduise ce qu'il fait.

Ces deux images sont présentes dans l'imagerie bretonne : quand Anatole Le Braz présente Marguerite Philippe, une des principales informatrices de Luzel, il mentionne qu'elle a une mémoire prodigieuse, une voix increvable, mais aussi qu'elle est “à demi-idiote” et qu'elle ignore le français. En d'autres termes : elle est le transmetteur innocent, inconscient de lui-même. (Alors qu'on s'aperçoit vite que, comprenant les attentes de Luzel, elle est au contraire devenue une véritable enquêtrice.) Cette image de l'innocence est bien sûr reliée à d'autres qui nous font aujourd'hui grincer des dents : la pureté morale, la race sans mélange (concept absolument invalidé aujourd'hui, mais tout-à-fait admis au XIXe siècle) ; on ne l'en retrouve pas moins dans le lieu commun de la “tradition pure”.

A l'opposé, le public est friand de “maîtres”, canonisant quelques vieux chanteurs et idéalisant une transmission de leur part. Il est d'ailleurs savoureux de constater qu'en Bretagne les deux entités les plus médiatiques, les sœurs Goadec et les frères Morvan, ont en commun de n'avoir guère fait preuve de désir de transmettre.

Or un musicien breton, aujourd'hui, n'est ni dans l'une ni dans l'autre situation, d'où un premier décalage douloureux. Que peut apporter l'ethnomusicologie dans la transmission ? Eh bien, tout d'abord, une connaissance plus nuancée de ce qui se passe ailleurs, pour se libérer de ces deux clichés. Nous autres vieux schnocks, nous savons qu'ailleurs aussi, le terrain offre infiniment plus de variété de situations que ces deux extrêmes. Je me souviens que cela n'avait rien d'évident quand j'avais dix-sept ans.


Ça, c'est le décalage avec une certaine idée de l'ailleurs. Ensuite, il y a les décalages avec une certaine idée de l'ici. 

Une des choses qui distinguent la musique bretonne de bon nombre de pratiques folk et world music en France, c'est la pensée qu'une musique traditionnelle est ancrée géographiquement et socialement : c'est la musique de quelque part, des gens qui y vivent, et de quiconque se sent relié à eux. (Précision indispensable : il s'agit là d'un "droit du sol" et non du sang ; le public breton se moque comme d'une guigne des origines des musiciens, sans quoi je ne serais pas là moi-même.) La plupart des musiciens bretons sont plus ou moins mal à l'aise face au folk, qui leur semble passer à côté de l'essentiel – et ce alors même qu'un grand nombre de morceaux leur sont venus par des chemins guère moins "artificiels" (tiens, ne retrouverait-on pas là la "pureté" de tout-à-l'heure ?) que ceux par lesquels un musicien folk se constitue son répertoire : enregistrements, livres. Mais chaque musicien a le sentiment d'une continuité humaine, quelque part, pour au moins une partie de sa matière – il connaît quelqu'un qui connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un. Cela n'empêche pas les échanges avec des musiques et des musiciens du monde entier ; mais ces échanges ne défont pas pour nous cet ancrage socio-géographique des musiques traditionnelles.

Cela nous vaut de ressentir un certain nombre de pressions d'ordre identitaire.

1) pression externe : chaque auditeur projette sur nous sa propre idée de la Bretagne, son propre désir de connection, voire l'idée que nous devons notre carrière à la musique bretonne, au sens où nous avons une dette et des devoirs.

2) pression interne : c'est la musique de chez moi, des gens que j'aime, de ma famille éventuellement ; c'est aussi la musique d'un monde rural qui n'en finit pas de disparaître. Il est fréquent que ces différents espaces ne coïncident pas entre eux, et plus encore qu'ils ne coïncident pas avec votre univers quotidien.

Tout cela encourage furieusement chez les jeunes musiciens bretons le complexe d'imposture qui est la tendance naturelle de la plupart des artistes. En gros : vous venez du monde rural et vous êtes devenu un intellectuel ? Vous êtes en décalage. Vous venez du monde rural et vous n'êtes pas devenu un intellectuel ? Vous êtes en décalage avec la somme de connaissance aujourd'hui disponible sur la culture bretonne. Vous ne venez pas du monde rural ? Vous êtes en décalage avec le monde d'où vient cette musique que vous interprétez. Ajoutez à cela la pression externe dont je parlais, et vous avez des musiciens en réelle souffrance, écartelés entre une foultitude de modèles inaccessibles et incompatibles entre eux. (Cette souffrance se traduit, entre autres, dans les corps des chanteurs.)


Pour éviter cette souffrance, plusieurs solutions courantes :

1) le déni. N'a jamais été sain, pas plus ici qu'ailleurs. A fortiori, rien n'est plus facile à transmettre que le malaise non-dit et les placards pleins de squelettes. C'est un des domaines où l'imprégnation fonctionne à plein !

2) le rejet hors de soi d'une partie de la matière.

Il y a plusieurs façons d'opérer ce rejet. L'une est de dire : "je ne suis pas un musicien traditionnel, le musicien traditionnel c'est l'autre, celui qui sait ce que je ne sais pas, qui a connu ce que je n'ai pas connu". Quand on organise un fest-noz de sonneurs et chanteurs, on l'appelle facilement “fest-noz traditionnel”. Mais les autres festoù-noz, ceux où vous allez vous éclater le reste du temps, ils sont quoi ? On est en train de sanctuariser une partie de la connaissance, et précisément celle qu'on valorise le plus.

Or que transmet-on, et comment, quand on se positionne soi-même à moitié en dehors du champ de connaissances ? Cette partie que vous rejetez en la sacralisant parce que vous vous en sentez exclus, est-elle vouée à disparaître, précisément parce que tout le monde s'accorde à dire que c'est la plus belle ?

Une autre façon de rejeter hors de soi, c'est de se raccrocher à la pensée de ce qui était là, hors de nous, avant nous, et que nous avons rejoint. “Moi je suis le maillon faible, mais le reste de la chaîne est incontestable” : tel ancien en qui je vois un maître, tel répertoire, tel enregistrement historique… Or l'étude de l'histoire de la musique bretonne va largement mener, comme le dit Eric Montbel, à déconstruire : à mesurer l'enorme part de la construction, de l'intervention, dans les formes actuelles de ce que nous appelons la tradition – concours de sonneurs chez les régionalistes 1900, pensée nationaliste chez les fondateurs de la BAS, les collecteurs du début Xxe siècle ou les premiers animateurs du fest-noz moderne, mécanismes de fixation des formes de la danse actuelle, etc… Elle rend évidente la part de volontarisme dans ce qui nous semblait naturel – elle nous éloigne encore un peu plus de notre hypothétique village africain. Le maître indien s'éloigne tout autant, lorsqu'on découvre à quel point la transmission a pu se faire autrefois plutôt à l'insu, voire malgré les détenteurs de savoir.

Enfin, il y a la stratégie qui consiste à dire "je suis un artiste, je fais de la musique pour le fun et pour l'art et c'est tout". Cela tendrait à être la mienne. Seulement on ne fait pas si facilement fi des enjeux affectifs, émotionnels. Vous ne pouvez pas les ignorer dans le regard du public – a fortiori pour une musique comme la musique à danser, qui exige l'adhésion active de l'assistance. Vous ne pouvez pas non plus les ignorer dans votre propre ressenti : c'est la chanson de Bidule, l'air de Machin, cette feuille volante parle des îles que j'ai vues du haut de la route toute mon enfance, ce cantique est celui que j'ai chanté pour enterrer un copain – ce sont vos souvenirs où l'humain et le musical se mêlent. Ce peut être aussi, tout simplement, la musique que vous avez passionnément désiré jouer.

Cette part de l'affectif est un des grands angles morts de notre auto-observation. Cette pensée du lien, de l'appartenance à un endroit et un groupe humain, est celle à laquelle nous réfléchissons le moins. Nous souffrons du sentiment d'appartenir ou de ne pas appartenir, mais nous n'interrogeons pas l'idée même d'appartenir. Or, historiquement, elle a été structurée, conceptualisée par des idéologies : des nationalismes (plusieurs, bien souvent, sur un modèle de poupées gigognes), des internationalismes aussi, des idées sociales, poétiques, parfois très généreuses… Je suis convaincue qu'il est sain et nécessaire de déconstruire cet édifice identitaire. Parce que je suis tout aussi certaine qu'une fois la déconstruction effectuée, il reste quelque chose : il reste les matériaux de la construction, que l'on peut trier et utiliser à sa guise – pour une autre construction, bien sûr, mais que nous aurons nous-même choisie, dont nous serons conscients, au lieu d'avoir hérité des lambeaux obscurs de plusieurs modèles incompatibles. Et parmi ces matériaux – pardon, je vais sembler verser dans la poésie alors que pour moi c'est très concret – il reste l'humain. Il reste… de l'amour, du bonheur, de la consolation, du plaisir. Il reste un ensemble largement indéfinissable d'individus qui partagent quelque chose de largement indéfinissable. Je trouve que ce n'est déjà pas mal…


Quel est, quel peut être le rôle de l'ethnomusicologie dans tout cela ? Je dirais volontiers : de ne pas laisser le travail à moitié fait. On se demande souvent si la connaissance ne constitue pas un obstacle à la pratique musicale, je crois plutôt que c'est la connaissance insuffisante, incomplète, qui peut en être un. Et celle-là, nous n'y échappons déjà pas : nous sommes des occidentaux du XXIe siècle. Nous aurons toujours à rendre compte, à autrui et à nous-mêmes, du choix minoritaire de jouer cette musique ; et toujours, espérons-le, la curiosité d'aller voir ailleurs. Or si découvrir les constructions et le décalage avec les clichés est douloureux, l'ethnomusicologie, avec sa capacité de recul et d'observation, peut nous aider à voir ce qui existe, et non seulement ce qui n'existe pas. Nous restons facilement englués, par l'affectif et les angles morts, dans la déception de renoncer à certains idéaux et à certains clichés. Cela nous empêche de mesurer bien d'autres vitalités. Un regard, ou plutôt des regards plus détachés, peuvent nous aider à nous voir nous-mêmes avec plus de sérénité et de liberté. Et à voir ce qui a été décrit tout-à-l'heure : l'infinie diversité, individualité des histoires et des fonctionnements.


Eric Montbel a lu ce texte ce matin, et m'a dit "en somme, il y a un projet moral derrière tout ça". C'est le mot. Je ne crois pas que ce soit un mal – c'est sans doute aussi ce qui m'a attirée initialement dans cette musique. Mais je suis convaincue qu'il faut lire ce projet moral, le sortir de l'angle mort, le faire véritablement nôtre – chacun le sien.