Charlotte Delbo, le témoin méconnu


"Le témoignage d'une survivante d'Auschwitz ? Je sais, c'est d'actualité, mais non merci ! On a eu assez de noirceur et de chocs ces dernières semaines, je n'ai pas la force de lire ça !" Promis, le prochain courrier parlera de choses plus folâtres, mais pour l'instant détrompez-vous : la force, ces ouvrages vous la donnent eux-mêmes.  Les livres de Charlotte Delbo sont certes terribles, secouants, impossibles à oublier, mais pas déprimants. Oui, après les avoir lus on a besoin d'aller, les yeux rouges, serrer très, très fort quelqu'un qu'on aime ; mais on se sent aussi curieusement content d'avoir lu, poussé à vivre, traversé par la puissance de cette femme, moins léger mais plus riche de ce qu'elle partage même lorsqu'elle raconte précisément l'impossibilité de partager. Et on n'a de cesse de les faire lire.

Secrétaire de Louis Jouvet, Charlotte Delbo rentre volontairement, en 1941, d'une tournée en Amérique du Sud pour rejoindre la Résistance avec son mari communiste. Tous deux sont arrêtés en 1942. Il est fusillé. Elle fera partie en janvier 43 du seul convoi de déportées politiques françaises expédié vers Auschwitz-Birkenau et non vers un camp de concentration – anomalie qui explique peut-être les mesures (mise en quarantaine six mois plus tard et transfert à Ravensbrück) qui vaudront à ce convoi le taux de survie comparativement miraculeux de 49 femmes sur 230. ("Si la quarantaine avait commencé en septembre, pas une ne serait sortie de Birkenau", écrit Delbo.) 

Dans les trois tomes d'Auschwitz et après (le premier écrit dès 46 mais publié en 65), elle est à l'opposé de la distance adoptée par un Primo Levi : pas de zoom arrière, pas de tentative de réflexion synthétique, pas de résignation à l'indicibilité. Non, nous ne pouvons pas imaginer, mais elle va tout de même essayer de nous faire entrevoir : elle parle, avec un style d'une beauté sidérante, en courts chapitres et en poèmes, de diarrhée, de sang, de poils pubiens, du bruit des coups, d'affreux détails logistiques, de l'accoutumance à un fonctionnement monstrueux, du savoir irréversible de ceux qui l'ont connu et de l'impossibilité pour eux de partager ce savoir, du poids d'avoir survécu et de revenir dans un chez soi où ce que l'on est devenu n'a pas sa place, des adieux à son mari le jour de son exécution, de solidarité entre les résistantes – de bien d'autres choses encore, mais toujours à l'échelle individuelle, l'échelle des sens, de la conscience, du corps dégradé. C'est un récit du concret, qui bannit toute métaphysique. La question "pourquoi" n'y a pas de sens, c'est de "comment" qu'il s'agit. 

Un autre livre, Le convoi du 24 janvier (lui aussi paru en 65) est le fruit d'une recherche biographique menée sur chacune des 230 déportées de son convoi. La subjectivité n'est pas là au centre, même si Delbo apporte ses propres souvenirs aux récits ; mais l'idée même de l'ouvrage nous place là encore au niveau de la personne, en quelque sorte dans l'épaisseur du crime plutôt que dans sa seule largeur. 

Pourquoi, quand on parle des ouvrage majeurs sur Auschwitz, entend-on si peu parler de Charlotte Delbo ? Non qu'elle soit une inconnue, mais elle reste comme un secret bien gardé, aujourd'hui partagé par beaucoup mais toujours en-dessous de la surface visible et des listes de lecture. Je n'ai pas de réponse. Tout au plus hasarderais-je que, femme, résistante communiste et non-juive, elle ne correspondait ni à l'image des victimes des camps de la mort, ni à celle des résistants tels qu'on se les représentait alors. (Pas plus qu'à celle d'une héroïne communiste : déjà méfiante vis-à-vis de l'appareil du parti, elle était tombée de haut en découvrant la réalité de l'URSS dans les années 50.) Et peut-être la dureté, la force tranchante de son témoignage, l'âpreté de sa colère et de sa vitalité, n'étaient-elles pas ce qu'on aurait attendu d'une femme. En prenant l'individualité, la sienne et celle de ses camarades, comme porte d'entrée à son récit, frustrait-elle, en 65, un besoin de chiffres, de types généralisables ? Ou bien, tout simplement, l'époque était-elle encore trop proche de la guerre pour pouvoir recevoir un témoignage d'une telle crudité, d'un tel présent, d'une telle rage froide malgré la tendresse qui s'en dégage aussi ? 

En tout cas, ce sont ces mêmes traits qui devraient faire lire Delbo au monde entier aujourd'hui. On craint que la jeunesse perde la notion de la réalité des camps ? Voici une voix d'une complète modernité – pièces courtes, récit subjectif, poèmes sans détours – pour la lui donner. 

Charlotte Delbo laisse le souvenir d'une grande dame impressionnante, aimant les fourrures et le champagne et défendant entre autres l'indépendance de l'Algérie. Elle suivit les missions qu'elle s'était fixées si elle revenait : raconter, et vivre, vivre, fidèle elle-même à ces lignes de son plus célèbre poème, Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants (dans Une connaissance inutile

"Je vous en supplie

faites quelque chose

apprenez un pas

une danse

quelque chose qui vous justifie

qui vous donne le droit 

d'être habillés de votre peau de votre poil

apprenez à marcher et à rire

parce que ce serait trop bête 

à la fin

que tant soient morts

et que vous viviez

sans rien faire de votre vie."