A propos de chant, 3 : chanter pour de vrai

Dans ce monde inquiétant et inquiet, instable et délétère, il est quelques phénomènes immuables, perpétuellement vérifiés, comme des lueurs de phares impassiblement ventousés sur leur roc dans la tempête. 

Un de ces phénomènes est que Jean-Pierre Quéré pourrait vous tirer des larmes en chantant le mode d’emploi de ma machine à pain. 

Il y a des gens comme ça : quel que soit le contexte, le climat, l’heure, le taux d’hygrométrie et d’alcoolémie ambiant, Jean-Pierre chante et tout d’un coup votre corps prend une réalité nouvelle : vous sentez votre poids, votre souffle, tout ce frémissement du vivant, le passé qui vous a fait et le futur qui vous attend, l’amour qui vous lie à d’autres corps, le regret de ces autres encore que vous avez perdus, le privilège d’être là et de respirer. 

Il y a quelques années, lors du Grand Bal du Lendemain de la Nuit – le retour de noces délirant de la Nuit de la Gavotte à Poullaouen, où une brochette de chanteurs et musiciens bretons étaient invités à interpréter le tube de variété de leur choix – Jean-Pierre a chanté la chanson russe que je connaissais en anglais sous le titre Those were the days. C’était au débotté ; c’était chanté en yaourt ; c’était au milieu d’un après-midi de reprises de Dalida et de Tino Rossi, avec costumes en polyester et lâcher de ballons ; mais tout s’est arrêté le temps de la chanson. Plus rien n’était pareil, ni nous, ni la salle, ni le monde autour, et c’était drôle et miraculeux et à sangloter.

Il se trouve que, quelques jours auparavant, j’avais tenté d’expliquer à quelqu'un pourquoi je trouve qu’il y a une différence fondamentale entre l’acte de chanter et le jeu d’acteur, et qu’il y a quelque chose dans le chant à côté de quoi les meilleurs comédiens semblent presque toujours passer (tout comme il y a une dextérité de jeu d’acteur à laquelle les chanteurs, même bouleversants sur scène ou à l’écran, n’accèdent que très rarement). Les mots m’avaient manqué : « Tu vois, la plupart du temps, ce n’est pas qu’ils chantent mal, parfois ils savent même très bien se servir de leur voix… Mais j’ai si souvent l’impression, en les entendant, que ce n’est pas pas ça, chanter. » Regardant Jean-Pierre en train de décupler à pleins poumons le sens de la fête toute entière, je me suis dit : voilà, c’est ça, chanter. 

Evidemment, il serait absurde de prétendre savoir définir ce que c’est, vraiment, qu’un des actes les plus vieux de l'humanité ! Mais on ne choisit pas les pensées qui vous traversent le crâne, et il n’est pas interdit de chercher à les préciser, même si elles sont loin de faire le tour de leur sujet. Voici donc pour celle-ci.

Dans les moments où le chant atteint sa pleine intensité, il y a quelque chose d’abstrait. Il y a, certes, les différents niveaux de propos de la chanson – ce que disent les mots, ce que dit la musique – mais ils sont subordonnés à un dernier : ce que dit le fait même de chanter. L’abandon du chanteur. Non celui d’une victorienne en pâmoison, pas même celui d’une transgression forcenée ; mais celui qui consiste à se mettre tout entier, corporellement, artisanalement, au service de quelque chose. À orienter son organisme entier vers la vibration sonore, comment l’obtenir, et comment supporter l’effet qu’elle fait à soi et aux autres. Cela n’a pas besoin de passer par une avalanche de décibels, ni par une maîtrise technique extrême ; j’ai vu cela se produire avec le filet de voix de gens pour qui chanter en public était tout sauf une habitude. 

Si cela peut toucher à une certaine mystique, ce ne pourra être que par ricochet : on n’atteindra les étoiles que si l’on consent à mettre les mains dans le cambouis, le transcendant que via l’humilité du geste à accomplir. Cela est vrai de toute pratique humaine, me direz-vous ? Absolument ! C’est juste que, je ne sais pourquoi, trop de gens ont l’air de penser que le chant échappe à cette loi, et semblent confondre d’une part l’abandon sus-mentionné avec la prétendue spontanéité d'un laisser-aller qui s'avérera plus brimant que libérateur, et d’autre part l’exigence technique du geste avec un contrôle total – tantôt méprisé, tantôt trop désiré, suivant des convictions plus idéologiques qu'artistiques.

Or il faut bel et bien consentir à une perte de contrôle, une perte immense, à vous glacer le sang. Mais ce n’est pas une perte de contrôle de votre corps, en tout cas ce n’est pas le « lâcher-prise » des charlatans, (même si cela peut bien souvent passer par du « dégrippage » physique) : c’est d'accepter que tout ce qui est en train de se passer ne fasse pas proprettement sens, n’aille pas directement former une histoire cohérente que vous auriez choisi de raconter. (Et je suppose que c'est là ce à quoi certains comédiens ont du mal à renoncer quand ils chantent.) Encore une fois, l’on dit des mots en chantant, certes, loin de moi de prendre parti pour la musique contre les paroles dans un débat-marronnier séculaire ; mais les mots ne sont qu’une épaisseur d’histoire. Tout instant de chant pleinement vécu ne peut être qu’un poème où plusieurs histoires vont entrer en résonance, sans que vous ayez pleinement décidé lesquelles et comment : les histoires déjà multiples dont les paroles et la musique sont porteuses ; celles de l’itinéraire de la chanson ; les vôtres – et notamment celles de votre corps et celles de votre désir de chanter – ; et les leçons que le fait de chanter cette chanson, ici et maintenant et devant ces personnes-là avec leurs propres histoires, est en train de vous apprendre, à chaque fois. Et surtout, surtout, cet instant de chant heureux est un instant où même les histoires s’effacent, pour ne plus laisser que leur matière : leurs couleurs, leurs émotions, leurs goûts, leurs lumières, la pure sensation des poids et des élans. Un instant forcément fugace, comme le bref temps d’apesanteur entre l’aller et le retour d’une balançoire ; quelque chose qu’il ne faut pas chercher directement, qui ne s’atteint qu’en mettant la balançoire en mouvement – et quiconque voudrait ne vivre que pour lui, en oubliant d’aimer tout ce qui y mène, la balançoire, le portique, les cordes, la prise d’élan, se condamnerait à une vie de souffrance – ; mais quelque chose qui n’a plus rien à voir avec une narration ni un propos, mais avec l’existence, littéralement : avec le fait d’exister. Chanter, c’est tendre vers le point où rien ne compte que faire, où même dire  – formuler une pensée avec sa bouche – devient faire, et où faire devient être. 

Je crois comprendre qu’il en va à peu près de même de la danse, et du travail d’au moins certains comédiens. Cependant, je pense que c’est là une des racines d’un phénomène qui, lui, distingue très nettement le vécu du chanteur de celui de l’acteur (même lorsque les deux cohabitent dans un même corps) : le chanteur est toujours supposé sincère, toujours supposé parler en son nom ; le comédien toujours supposé dire d’autres mots que les siens propres – même quand, en réalité, il pourrait les dire à son propre compte ; c’est cette « convention de non-réalité » qui lui permet d’aller chercher une autre vérité. 

« Mais l’opéra, alors ? Et la comédie musicale ? » Evidemment, on y joue de la tension et des marches floues entre ces deux phénomènes. Mais je hasarderai tout de même deux arguments. 

Premièrement, à l’instant où le chant prend tout son essor, cette abstraction du geste abouti prend le dessus sur le drame ; à la sortie de Madame Butterfly, on ne dira pas qu’on était bouleversé par le désespoir de Cio-Cio-San, mais bien que la soprano était sublime ; et le plus souvent, lorsque l’on est frappé de la qualité de jeu d’acteur d’un chanteur, c’est lors d’un moment où il ne chante pas

Deuxièmement, au théâtre musical, les personnages auxquels on ne voudrait pas s'identifier sont toujours circonscrits par la musique, par l’écriture ; il y a toujours, dans la partition, l’équivalent d’un panneau lumineux « Attention : méchant ! Ne pas croire ! » – dissonance, type vocal particulier (et souvent particulièrement artificiel), expression de violence. Et si d’aventure il n’y en a pas, le résultat est un trouble tellement insoutenable qu’il en devient le plus souvent incompréhensible pour le spectateur. Nous avons l’habitude de voir, au cinéma ou au théâtre, des personnages de nazis joués avec une humanité terrible par des comédiens ; cela ne nous fait pas douter des intentions de l’auteur ni des acteurs. Nous pouvons nous sentir questionnés d’avoir un instant ressenti une certaine empathie pour des criminels, mais nous allons d’emblée supposer que c’était le but recherché. Imaginez maintenant une comédie musicale où l’on entendrait le personnage d'Hitler chanter, d’une voix splendide et sur un arrangement bouleversant, qu’il faut tuer tous les Juifs… N’auriez-vous pas quelques doutes, a minima sur l’architecture de l’œuvre, et sans doute sur son propos ? 

Celui qui chante est supposé dire le vrai ; et si, pour un instant, il ne le fait pas, ou pas directement, il doit nous le signaler sans ambiguité. Combien de chanteurs, de rap notamment, n’ont-ils pas eu à plaider que telle ou telle ligne de leur chanson était, en réalité, le propos d’un personnage ? Et combien de minutes s’écoulent avant que nous réalisions que, dans Ces gens-là, Jacques Brel interprète un autre homme, d’une médiocrité aussi déprimante que ceux qu’il décrit – après quoi nous comprenons qu’il fait appel à son propre sentiment de médiocrité, et au nôtre ? 

Celui qui chante est supposé dire le vrai, précisément parce qu’il ne fait pas que dire, parce que les mots ne sont qu’une partie de ce qu’il exprime ; parce que le reste, c’est l’accomplissement de cette abstraction, et que l’abstraction ne peut pas mentir en elle-même (1). Bien sûr cet accomplissement n’a aucune chance de se produire si le chanteur croit pouvoir faire l’économie de la précision et des profondeurs de la parole ; le Ciel nous préserve des performances en deux dimensions des chanteurs qui ne savent pas entendre les mots qu’ils ont à dire ! Mais si Jean-Pierre pouvait nous donner la chair de poule avec des syllabes auxquelles il ne comprenait goutte, repiquées directement d’un enregistrement –  comme, du reste, Cathy Berberian pour la chanson azérie des Folk Songs de Berio (à 7’30’’ sur ce lien) – c’est bien que cette précision et ces profondeurs ne sont pas seulement affaire de contenu du texte. Etrange œuvre que la nôtre, qui exige que nous renoncions à dire pour pouvoir dire pour de bon, et que nous ne perdions jamais de vue la parole – dans son sens comme dans tout ce qu’elle exige de nos dents, nos langues, nos lèvres, notre corps entier –, pour pouvoir approcher tout autre chose qu’elle, qui l'avale et la dépasse de très loin. 



PS : Je rumine ce texte depuis un an, et je le mets en ligne non parce que je l’estime fini, mais parce qu’il est plus que temps qu’il sorte des tuyaux qu’il bouche ! Autant je n’ai pas l’impression d’avoir complètement nommé ce que je voudrais, autant je n’avais pas non plus envie de renoncer à partager cette réflexion – même si elle est ô combien en cours, et pour longtemps… 



(1) J’ai toujours pensé que c’était peut-être là l'explication du serment de Björk, après Dancer in the Dark, de ne jamais refaire de cinéma : son engagement de chanteuse la laissait, face à l’intensité du rôle, sans les défenses immunitaires que doivent et savent développer les comédiens. On a lu, depuis, qu’elle n’avait pas un bon souvenir du réalisateur (ce qui, soit dit en passant, ne me trouble guère : Breaking the Waves m’avait mise dans une rage si écumante – sans jeu de mots – que je n’ai plus jamais voulu rien voir de Lars Von Trier), mais elle aurait fort bien pu, si elle l’avait voulu, trouver d’autres collaborations.