8th of March Blues

Grmfp… Couchée un peu tard hier soir (la rédaction du livre-disque autour des Musiques Bretonnes de Maurice Duhamel fait passer un sale quart d’heure à mes biorythmes!), levée un peu brumeuse, j’allume la radio pour le petit dej… Ah oui, c’est la Journée de la Femme… Crunch, crunch, slurp, slurp… La femme par-ci, les femmes par-là…

Quel est ce sentiment qui ne veut pas dire son nom et me serre petit à petit la gorge, compliquant la descente du thé et des tartines?

On dirait une sorte d’agacement triste, ou de tristesse agacée, ou de rage découragée…

Slurp, slurp, crunch, crunch…

L’image se précise. Oh, elle n’a rien d’original… 

Ce qui est en train de m’envahir, c’est que je voudrais tant vivre dans un monde où une Journée de la Femme n’aurait aucun sens. J’ai beau savoir que c’est précisément pour cela que cette journée existe, pour rappeler au monde toutes les absurdités, les injustices et les crimes auxquels est exposée toute porteuse de chromosome XX, les rappeler et les combattre en espérant les éradiquer, j’ai beau savoir tout cela, j’ai du mal à ressentir cet espoir aussi fort que je ressens – dans une vie pourtant privilégiée d’occidentale du XXIe siècle! – ce qui nous en sépare.

La journée de la Femme a ce mérite de ramener à la une des journaux la triste réalité des inégalités, si banale que le reste de l’an on la tait. Mais pour qui est déjà au courant elle n’en est que le douloureux rappel… 

Mais qu’est-ce que tu en sais? me demanderez-vous peut-être. Tu es libre de ta sexualité, tu jouis d’un certain respect dans un milieu professionnel plutôt masculin, tu peux porter ce que tu veux, dire ce que tu veux, rien ne t’est interdit…

C’est vrai. Et je n’en disconviens pas, c’est énorme. Mais ce n’est pas l’égalité. Ça l’est d’autant moins que cela prétend l’être.

Ce que j’en sais, c’est ce triste fait qu’aux yeux de la majorité – hommes et femmes confondus, hélas – la crédibilité d’une femme commence à la ménopause (1). Non qu’on ne pourra jamais être entendue avant, mais que pour l’être il faudra préalablement avoir étonné l’interlocuteur. Et s’il est exact que la désirabilité peut contribuer à lancer une carrière, c’est un avancement bien cher payé pour qui n’a pas le tempérament professionnel d’une plante verte.  

(Ce que j’en sais, c’est aussi que si la crédibilité commence à la ménopause, cela veut dire que pour une artiste elle commence au moment même où le danger augmente qu’on n’ait plus envie de la voir en scène…)

Ce que j’en sais, c’est que toute vie de femme, même ici, même aujourd’hui, est une quadrature du cercle – deux fois: une fois parce que toute vie humaine en est une, et une deuxième fois parce qu’il va falloir, tout du long, trouver de nouvelles façons de s’accommoder de l’écart entre ce qu’on promet aux femmes et ce qu’on leur accorde.

Ce que j’en sais, c’est que chaque fois que je rencontre un nouveau «décideur» masculin, une de mes tâches consiste à évaluer en quoi, d’une part, le simple fait que je sois femme et, d’autre part, ma façon personnelle de l’être sont susceptibles d’influer sur son jugement à mon égard… Et qu’à la longue c’est une telle fatigue… 

Ce que j’en sais, c’est le nombre de fois où, tâchant d’analyser les raisons d’une réaction négative disproportionnée à une de mes propositions artistiques ou à une des mes rares et anodines prises de position, d’autres que moi en arrivaient à la conclusion que les choses auraient été différentes si j’avais été un homme du même âge…

Ce que j’en sais, c’est le nombre de fois où j’ai tout bonnement oublié tout cela, et où cet oubli m’est revenu en pleine figure parce que j’avais inconsciemment contrevenu à la loi non écrite… Et l’énergie que réclame le fait d’y contrevenir sciemment en espérant éroder le rocher d’un micron.

Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui encore on s’adresse à un adolescent doué pour la musique en tenant pour acquis qu’il va devenir musicien, et à une adolescente tout aussi prometteuse en n’abordant jamais cette éventualité. Facile ensuite de déplorer tartuffement l’absence d’une ambition que l’on n’a jamais encouragée!

Ce que j’en sais, c’est que tout ça est un vert paradis comparé à ce que vivent tant d’autres femmes dans tant d’autres pays… Bien sûr, une humiliation ténue, une condescendance diffuse, une contrainte impalpable valent mieux qu’une oppression physique, une mutilation ou un esclavage! Mais je ne vois guère en quoi cela devrait nous rasséréner.

C’est dans le cadre de la Journée de la Femme que je chante demain, avec Lydia Domancich, à Pabu. Et c’est bien délibérément que nous n’allons nullement adapter notre programme aux circonstances: c’est notre travail d’artistes, et cela suffit. Chansonologie n’est pas un «spectacle de femmes» (et même quand nous avions travaillé sur les compositrices du XXe siècle nous n’avions pas voulu faire un «spectacle de femmes»). Pour la Journée de la Femme entre toutes il ne faudrait surtout, surtout pas de «spectacle de femmes».  

Je l’ai déjà écrit: ma conviction que l’intelligence et l’art se passent au-delà de la différence homme-femme ne m’empêche pas d’être une femelle bien heureuse de l’être, et de trouver que mon expérience de femme a toute sa place dans mon propos;  j’ajoute même que l’éventuelle tension sexuelle latente entre collègues peut contribuer à l’énergie créatrice – à condition de lui donner sa juste place au nombre des interactions humaines, en n’en faisant ni une condition ni un obstacle à la collaboration. (Je suis convaincue, du reste, que c’est là un ingrédient des collaborations entre hommes, même hétéros, bien plus souvent qu’on ne le croit, et bien au-delà du seul monde de l’art…) J’ai même trouvé un compagnon remarquablement exempt des habitudes de pensée décrites plus haut, et je ne crois nullement qu’il soit seul de son espèce! De même que je ne crois pas que tout ce que j’aborde soit le fait des seuls hommes: le problème est dans nos têtes à tous, bien ancré, le plus souvent bien en-deça de la volonté et de l’idée…

Seulement voilà: un jour un de mes collègues m’a demandé une interview sur mon vécu de femme artiste. Je lui ai simplement raconté des faits: des petites histoires dont j’ai été témoin ou actrice, des exemples de tel ou tel usage, des chiffres que j’ai lus à droite et à gauche, des destins individuels… Et au bout d’un moment je me suis aperçue que j’étais en train de dérouler l’histoire d’une immense tristesse, d’une mélasse dont j’avais à peine conscience de l’épaisseur noire, poisseuse et sucrée. Le plaisir, la joie, la jouissance au sens le plus large, sont au cœur de toute ma démarche artistique, mais à la question «qu’est-ce que cela signifie d’être musicienne et femme aujourd’hui?» je n’avais à répondre qu’injustice et lassitude: injustice de s’en sortir ou de ne pas s’en sortir pour des raisons également insatisfaisantes, lassitude de se cogner perpétuellement dans les vitres qu’on croyait avoir brisées l’année dernière.

Voilà, c’est ça, ce sentiment indéfini de ce matin:  la Journée de la Femme n’est pas une fête, c’est presque un jour de deuil. Deuil de ce que nos vies devraient être, d’autant plus douloureux qu’ici, sur le papier, rien ne devrait les en empêcher… Deuil, sinon d’une évolution positive, en tout cas de la vitesse à laquelle la génération précédente a cru pouvoir la provoquer.

Pour tout vous dire, j’ai la gorge encore serrée en écrivant tout cela – mais j’oubliais: ce sont sûrement mes hormones… 





(1) Cette idée est formulée par Simone Bertière en conclusion du second volume de son magnifique Les Reines de France au temps des Valois. Tenez, voilà une lecture à recommander aujourd’hui!