De l’influence de la bonne cuisine sur l’élaboration d’un projet artistique


On travaille la musique. C'est-à-dire qu'on se réunit dans un endroit donné, à un moment donné, autour d'une musique donnée, et qu'on l'élabore et la répète jusqu'à ce que performance décente s'ensuive. Jusque là, rien de bien compliqué.


Mais "on" désigne un groupe d'être humains, avec ce que cela suppose de besoins vitaux et de fonctionnements sociaux. C'est-à-dire que chaque fois qu'"on" se réunit pour travailler, "on" va également vivre ensemble un certain nombre d'autres moments. On va se raconter, se réconforter, s'encourager, s'agacer, se faire peur, se regarder, se dire une bonne grosse blague, se dévoiler, se cacher… Et parmi ces choses il en est une tellement évidente qu'on l'oublie: on va MANGER. Ça n'a l'air de rien, mais (pour les musiciens comme pour le commun des mortels!) manger représente une certaine durée, un certain lâcher-prise, un temps d'échange à bâtons rompus où les tempéraments peuvent se révéler. Ce peut être aussi le moment de partager un plaisir, et pour nous, rats des champs qui répétons les uns chez les autres et mangeons sur place pour raisons pratiques, l'occasion de se chouchouter mutuellement: j'apporte le hors-d'œuvre, tu te charges du dessert… Les premières répétitions de l'ensemble vocal Mélisme(s) furent ainsi de véritables festivals de cuisine maison dont le souvenir fait partie de notre folklore fondateur. Et combien de hummos Lydia Domancich a-t-elle préparés pour les répétitions de nos spectacles successifs? Combien de poulets délicatement rôtis par Marc Thouénon, et de petits verres de l'inimitable Vespétro, liquoreux et herbé, ont scellé les premières pierres de Loened Fall? Combien de bonnes recettes expérimentales ont soutenu, chez Emmanuelle Huteau, le décortiquage du vibrato de Madame Bertrand ou les répétitions du Purcell d’avril dernier?


En ce moment nous travaillons, avec Nolùen Le Buhé et Annie Ebrel, à de nouveaux morceaux en trio. Sur le temps que nous passons ensemble, il y a du chant, beaucoup de chant: nous expérimentons beaucoup de choses, et je peux vous promettre qu'à la fin de certains après-midi un filet de fumée nous sort par les oreilles… (Mais je peux aussi également vous annoncer que le résultat devrait être intéressant et plutôt inédit – en tout cas l’élaboration est assez passionnante. Rendez-vous le 3 juillet à Pleumeur-Bodou, et fin août au festival Fisel à Rostrenen!)  Du chant, mais aussi, généralement, un repas. Pas de sanglier à la broche, mais toujours un bon petit plat prévu par chacune pour les autres…


Bien sûr, on peut faire de la musique sans tout cela. Mais plus le temps passe, plus j'ai le sentiment que ces petits moments se fondent dans le tissu musical, renforcent sa trame, lui donnent une souplesse et un lustre. Au même titre que les images, la réflexion, la recherche, la scène coupée au montage, ils font partie de tout ce vécu invisible mais perceptible dans la profondeur du résultat final. Il est impossible de les susciter, ils perdent tout pouvoir dès l'instant où ils deviennent un devoir. Mais tels qu'ils éclosent de temps en temps, ils nourrissent la musique autant que le musicien… Parce qu'ils parlent de l'attention de chacun pour les autres, de faire de son mieux, d'être tour à tour choyeur et choyé, de partage, d’expérimentation – et même parfois d’indulgence! – ils font, mine de rien, un écho bonhomme et libre d'enjeu à ce qui se passe entre nous sur scène.



Et allez, puisqu'on en parle:


SOUPE D'ORTIES DE L'AVANT-DERNIÈRE RÉPÉTITION CHEZ ANNIE:

Muni, cela va sans dire, de gants de vaisselle dignes de confiance, cueillir les parties supérieures (4 ou 6 dernières feuilles) d'orties pas encore en fleurs (si les orties sont plus vieilles, il vous faudra détacher les feuilles des tiges, trop fibreuses, et là ça devient un sacerdoce). Avec un gros saladier bien tassé on obtiendra de la soupe pour 6 à 8 personnes environ. Dans un fait-tout, faire fondre un ou deux oignons/échalottes dans du beurre, puis ajouter les orties lavées et assez de bouillon pour les couvrir (entendez par là: "couvrir d'eau et ajouter, en proportion, des cubes de votre bouillon instantané préféré"). Laisser bouillir doucement une quarantaine de minutes, ou jusqu'à ce que les orties soient toutes molles et presque fondues. Mixer. Au moment de servir, remuer (l'ortie a tendance à tomber au fond) et ajouter de la crème fraîche. Vous pouvez ajouter des pommes de terre en même temps que les orties pour un velouté plus épais, mais pour ma part je préfère sans: on sent mieux la douceur de l'ortie elle-même. Le bonus maison: utiliser des oignons blancs en bottes et réserver les tiges, coupées en petites rondelles, pour les ajouter à volonté dans l’assiette servie.


Question subsidiaire: j'ai vu ma grand-mère du Sud-Ouest préparer cette soupe (mais si ça se trouve la recette sortait d'un bouquin!) ; en revanche il semble qu'elle n'ait pas été connue partout en Bretagne (la soupe, pas ma grand-mère). Quelqu'un a-t-il des informations ou des souvenirs à ce sujet?