Ruralité

Dans le droit fil (s’il y en avait un!) de mon courrier du 1er janvier, une petite réflexion socioéconomicoculturoschtroumpf… 


C’est entendu, la musique bretonne est, j’emploie moi-même souvent l’expression, «une musique de paysans». C’est-à-dire que les formes que nous pratiquons en ont été élaborées par et pour un monde modelé par l’agriculture – ses rythmes, ses besoins, sa démographie – et que ceux qui nous les ont transmises étaient bien souvent eux-mêmes des cultivateurs. (J’en profite pour rappeler que, villes portuaires et militaires mises à part, le quotidien d’une famille de la côte n’était guère moins «rural» que celui des gens de l’intérieur. Avoir un mari ou un fils en mer ne dispensait pas d’élever un cochon ni de faire pousser des patates! Au contraire, même. Et à deux kilomètres dans les terres, vous étiez déjà en plein empire paysan.)


Il n’est donc pas rare d’entendre soupirer que les bretonnants/les danseurs/les musiciens d’aujourd’hui, largement membres des classes moyennes, plutôt cultivés, souvent enseignants, n’appartiennent pas au même monde que ceux d’autrefois. Sous-entendu: ces chiffes molles d’intellectuels se sont appropriés la culture que nos bons travailleurs virils ont – faute d’avoir été dûment conseillés, sans doute – eu le tort d’abandonner.


Ahem.


Pourrait-on se pencher un peu sur l’évolution socioéconomique de ce pays entier et non du seul milieu de la musique bretonne?


Combien en reste-t-il, aujourd’hui, des paysans? Si tous les musiciens et danseurs devaient sortir de leurs seuls rangs, ça ne ferait tout simplement pas un grand bassin de population! De plus, l’agriculture d’aujourd’hui n’a plus guère en commun avec celle d’autrefois,  tant chez les productivistes que chez les tenants de l’extensif et du bio. Dans tous les cas ni les objectifs, ni les outils, ni les besoins en main d’œuvre, ni les calendriers ne sont restés les mêmes. Or ce sont largement eux qui modelaient la vie des musiciens et auditeurs de l’ancien monde rural: parce qu’un important besoin en bras donnait des villages nombreux et peuplés, parce que les grands travaux ne pouvaient être que collectifs et donnaient, du coup, lieu à réjouissances régulières. Tout ceci a été rendu caduc par la mécanisation et l’intensification.


Enfin, je pense que nul n’a de chiffres mais je serais curieuse d’en avoir: bien sûr nous en connaissons tous, des paysans d’aujourd’hui qui se soucient de musique bretonne comme d’une guigne. Mais ne nous font-ils pas oublier les autres, ceux qui dansent, chantent et jouent à nos côtés et font la traite le lendemain matin? Ou bien seraient-ils tous, par quelque hasard que je m’expliquerais mal, réunis dans mon seul entourage? Je n’ai aucune preuve, mais je ne serais pas surprise que le pourcentage de paysans parmi les acteurs de la musique bretonne d’aujourd’hui reflète au moins celui qu’ils tiennent dans la population globale… C’est-à-dire réduit mais loin d’être nul.


Et puis surtout: penser en termes de catégories sociales, où «paysans» et «classes moyennes» seraient comme eau et huile, n’est-ce pas négliger… que les uns comme les autres sont enfants, petits-enfants de paysans? Oui, ce danseur acharné de Pourlet est expert-comptable et sa cavalière prof d’anglais. Mais il n’est pas impossible du tout que dans leur enfance ils aient dormi sur des lits de balle d’avoine et trait les vaches. On ferait bien de s’en souvenir avant de les traiter de bourgeois en goguette… 


Et ce n’est pas fini: jusqu’ici j’ai, par raccourci de langage, traité comme synonyme «membre du monde rural» et «paysan». Mais ça aussi, c’est de la myopie! Dans une commune rurale d’autrefois il y avait, certes, une majorité de paysans sans doute, mais il y avait aussi des artisans, des fonctionnaires, un médecin, un vétérinaire, peut-être un notaire, un ou deux nobles plus ou moins ruinés, des cantonniers, des commerçants, des instituteurs, des gendarmes… Quel qu’ait pu être le désir de ségrégation sociale de certaines familles (ou de certains bourgs!), peut-on croire que leurs enfants n’appartenaient pas eux aussi à ce monde rural qui les entourait? N’est-ce pas de là que sortirent les grands collecteurs du XIXe et même du XXe siècle? Certes, ils marquaient ainsi une position d’observateur qui les distinguait, de fait, des acteurs alentour. Mais cela signifie aussi que, au contact régulier de cette culture, ils la connaissaient et l’estimaient assez pour lui consacrer leur travail…


On me pardonnera ici de prendre mon propre exemple pour illustrer la complexité de ces questions de «ruralité».


Que j’aie une place dans le grand et vague sac des «intellectuels» ne fera de doute que pour ceux qui, s’y plaçant eux-mêmes, ont à cœur d’en interdire l’entrée au maximum de manants. En terme de catégorie socioprofessionnelle, je suis «profession artistique» (ou «autres»!), juridiquement je suis «salariée». Comble d’infortune, mes parents sont de profession scientifique pour l’un, littéraire pour l’autre. Et chacun de nos entretiens avec Marcel Guilloux est l’occasion pour moi de refaire briller mon ignorance de l’agriculture à l’ancienne – j’ai mis un temps comique à comprendre la logistique des tas et des charretées de paille, et je ne suis pas sûre d’avoir encore bien saisi le geste de «lever» une gerbe de blé noir. La cause semble donc entendue, je ne suis pas une «rurale». Un bref examen généalogique le confirme: pas un paysan visible là-dedans. (1) 


Oui, mais attendez! Pas un paysan, mais des aubergistes, des forgerons, des instituteurs de campagne… Bref, des hordes de villageois! Sur la photo de mariage de mes arrière-arrière-grands-parents vers 1880, il y a toute une équipe de gars en blouse… et un gigantesque tas de paille, justement. Pas un paysan, mais des étés entre fenil («ne vous roulez pas trop dans le foin ou les lapins n’en voudront plus!»), basse-cour et baignade à la rivière, et toute l’année au rythme quotidien du pot-à-lait qu’on allait à pied remplir à la ferme du bourg (non sans aller caresser les génisses en passant, enfance oblige!). Pas un paysan, mais notre voisine née avec le siècle, penchée sur ses radis dans un coin de notre terrain – échange de bon voisinage avec mes parents –, dont le français approximatif est pour beaucoup dans mon envie d’apprendre le breton (trop tard, hélas, pour faire vraiment sa connaissance) et dont la fille vient, avec une infinie gentillesse, de m’offrir les coiffes. J’expose chez moi la plus portée de ces dernières, qui fait écho à la coiffe poitevine d’une ancêtre indéterminée – à moins que celle-ci n’ait appartenu au couple de voisins qui firent partie de la famille au point de proposer leur maison, ancienne ferme, en viager à mon grand-père? Pas un paysan, vous dis-je… 


J’ai suffisamment exposé mon refus du concept de légitimité appliqué aux artistes pour que l’on comprenne que je ne suis pas ici en train de plaider ma cause. Il n’y a pas de cause à plaider: quand bien même je descendrais de douze générations d’universitaires et d’industriels, ma vision de la musique bretonne n’en serait ni moins ni plus digne d’intérêt – connaître un tant soit peu le monde dont elle est issue me paraît indispensable pour la connaître elle-même, mais cela peut s’acquérir de nombreuses façons… qui d’ailleurs resteront toujours partielles, quel que soit notre pedigree! Non, je prends mon propre exemple parce qu’il me paraît illustrer assez bien mon propos: la «ruralité» n’est pas le critère d’une catégorie sociale exclusive et homogène, et ne détermine pas un savoir donné – dont ferait partie une musique comme la musique bretonne. La société paysanne d’autrefois a existé et est en train de s’évanouir, c’est un fait – mais nous sommes encore ses enfants même quand nous n’en avons plus conscience. Et nous le sommes avec toute la complexité et la diversité dont, y compris à son apogée, elle faisait preuve elle-même.






(1) Note a posteriori: eh bien si! Il y en a, je viens tout juste de les trouver en cherchant autre chose. Quatre générations avant moi, des petits «cultivateurs» de Gironde faisaient pousser un peu de tout, entre autres de la vigne.