Du temps, de la musique bretonne et de nos vies: divagation fumeuse de Nouvel An

Une année nouvelle commence, sous une pluie battante et avec un bon mal de crâne – deux faits assez peu surprenants si l'on considère que statistiquement le 1er janvier a une nette tendance à tomber en hiver dans notre hémisphère, et que le deuxième passage de Loened Fall, hier à St Thégonnec pour le toujours superbe fest-noz d'Amnesty, s'est terminé vers cinq heures du matin.


C'est donc dolente et comateuse que, blottie au coin du feu comme un chat en grève, je songe… au temps, rien que ça! Dire que je réfléchis serait une insulte à la réflexion: je songe, au plein sens du terme, les choses me passent devant les yeux dans un demi-sommeil.


Je vois du temps à venir, à venir tout de suite: un janvier-février plein de bel et saint Travail, avec la réécriture de "Chansonologie", des concerts et des répétitions avec Vertigo, Gilles Le Bigot et Jean-Michel Veillon, Annie Ebrel et Nolùen Le Buhé, et une excitante invitation à Nantes (je vous en reparle très vite!); sur l'année ensuite, des disques, des éditions, le recueil d'entretiens avec Marcel Guilloux qui continue à se tricoter, la plongée dans l'univers de Maurice Duhamel qui me happe presque malgré moi… 


Et dans tout cela il y a du temps passé: d'une part mon propre temps, temps de recherche, de compréhension, de réalisation, et d'autre part celui des autres, celui des vies entières des chanteurs et musiciens du passé sur lesquels nous nous penchons. Là aussi aussi il y a du temps fructueux et du temps qui stagne, du temps trop vite passé et des maturations extraordinaires, il y a tout ce temps qui a manqué, souvent, à ces artistes, et qui me manque à moi-même……


C'est peut-être un autre privilège des musiciens traditionnels que notre musique nous mette aussi fondamentalement face au temps, plaçant d'emblée la durée d'une vie – la nôtre ou celle de quelqu'un d'autre – dans un continuum qui la dépasse sans l'écraser, un temps plus long qu'elle mais encore assez bref pour qu'elle puisse y laisser une empreinte visible. J'entends par là que, de là où nous nous situons nous-même, notre vue remonte plus loin que les vies des grands anciens (interprètes mais aussi collecteurs, organisateurs, catalyseurs de tout poil…) qui nous inspirent, et se poursuit bien sûr au-delà: nous savons qu’on chantait avant nos maîtres, et avec un peu de chance l'on chantera après. Et cependant nous ne regardons pas de si haut que leur apport se perde dans le tableau: nous pouvons voir – si nous regardons bien – ce que nous devons à chacun d'eux, ce qu'il a inventé, perfectionné, enrichi. Et bien sûr, à mesure que nous-même prenons de la bouteille, nous avons leur exemple pour nourrir notre réflexion sur ce que nous allons, nous aussi, laisser un jour à cette musique, que ce soit ou non ce que nous voulions, en ampleur et en qualité bonne ou mauvaise…


J'insiste: que notre vision se situe dans un compas moyen, que d'une part elle puisse ainsi englober le vieillissement, la mort et la jeunesse, ceux des musiciens comme ceux des auditeurs, en d'autres termes que des vies entières y aient droit de cité, contrairement à certaines musiques ou certains arts scéniques qui contraignent les vieux à se faire passer pour jeunes (la pop) ou les jeunes à se faire passer pour vieux (une certaine pensée de la musique classique!) ; que d'autre part cette continuité qui fait sa force n'aille pas, à l’inverse, jusqu'à écraser les individus dans une idée d'éternité dont personne ou presque ne peut plus émerger (je pense ici à la littérature et à ses cruelles "immortalités" lessivées au bout d'un siècle dans un paysage qui en compte trente) ; tout cela me paraît une de ces immenses chances dont nous sommes si imprégnés que nous n'en avons jamais conscience. Un peu – et c'est d'ailleurs une chose tout-à-fait voisine – comme nous sommes toujours surpris de l'émotion avec laquelle un étranger découvre le mélange des générations dans un fest-noz: il nous faut ses yeux à lui pour voir que ce qui nous paraît le tissu même de la normalité est une rareté dans le monde occidental d'aujourd'hui.


Cela fait vingt ans cette année que je chante en fest-noz. Un clin d'œil durant lequel le monde qui m'entoure, profitant de ce que je portais mon attention sur des détails, s'est transformé de manières que je commence seulement à mesurer… Et durant lequel notamment l'ancienne société rurale, que j'ai (mé)connue à la fois présente et en voie d'effacement comme une Reine-Mère qui a abdiqué mais garde un rôle central à la cour, a pris sérieusement congé, individu après individu, maison après maison. Elle n'est pas entièrement disparue et ne le sera pas encore de sitôt, mais, comme le dit si bien Nolùen Le Buhé, "Les Elfes prennent le bateau". Et moi qui bats ma coulpe d'avoir raté tant de gens et de moments, je m'aperçois que mon savoir maigrichon paraît déjà enviable à quelqu'un de quinze ans plus jeune… 


Et cependant. Cependant je ne suis pas la première à l'écrire, il est frappant de constater que cela fait deux bons siècles que quiconque écrit sur la culture bretonne affirme en rapporter les derniers lambeaux, bribes arrachées de justesse à un trésor déjà englouti. Est-ce à dire que nous nous trompons tous et que rien ne se perd jamais? Certes non. Et d'une certaine façon, à l'aune de ce que nous voyons, nous, disparaître, nous pouvons mesurer l'ampleur des pertes pleurées par nos prédecesseurs. Mais il ne faudrait par pour autant sous-estimer ce que l'on gagne – peut-être que dans les cultures comme dans les maisons, on perd l'ancien parce que l'on a besoin d'espace pour le neuf – ni ce qui n'est pas disparu mais transformé. Oui, Luzel disait sans doute vrai, le grand art des gwerzioù, ou au moins de leur composition,  appartenait déjà au passé à la fin du XIXe siècle. Mais les gens chantaient toujours! – Certes, dira-t-on, mais ils chantaient largement des feuilles volantes, chansons mercenaires aux formes abâtardies. – C'est se faire une idée fumeuse de la "pureté" des formes précédentes, pourra-t-on répondre. Et surtout c'est négliger que ces feuilles volantes sont loin d'être restées sans descendance: elles ont fourni une part non négligeable des textes d'un des répertoires les plus en vogue dans la musique bretonne d'aujourd'hui, le kan ha diskan (1)… 


De même, au cours des quarante dernières années, que de bibliothèques ont brûlé dans ce pays – mais dans le même temps, quelle créativité musicale, quel bouillonnement de vie sociale, quelle quantité de nouveaux interprètes et même de nouveaux langages! La raison même pour laquelle Nolùen évoquait les Elfes était qu'elle me faisait part de son ravissement de voir éclore, dans ce monde vannetais dont il y a seulement dix ans on nous promettait la perte, nombre de très jeunes chanteurs en pleine et saine possession d’un beau bagage. En quelque sorte, nous qui venons d'une génération intermédiaire (après le bouillonnement des années 70-80 et avant la grande éclosion des 20-30 ans d'aujourd'hui), nous avons le sentiment qu'après avoir longtemps chanté pour dire notre admiration et notre amour à nos aînés, nous nous mettons naturellement à chanter pour les dire à nos cadets… Et ce avec le même goût du détail, le même souci d'arracher le plus de choses possible à cette perte permanente. (A commencer par les fameuses gwerzioù, venues d'un temps désormais deux fois révolu et pourtant si riches d'échos dans le nôtre.)


Lors du récent enregistrement de Vertigo/Vassallo j'ai ainsi demandé à réenregistrer plusieurs petits détails linguistiques dans une chanson en vannetais – des "trégorrismes" qui m'avaient échappé dans le feu de l'action. J'ai été surprise moi-même de constater que ma motivation première était non l'éventuelle désapprobation des spécialistes et/ou grands chanteurs, pour qui j'ai pourtant le plus grand respect… mais la pensée des fils de Nolùen, qui absorbent les chansons par capillarité. C'était une chanson de chez eux, et je voulais faire tout mon possible pour "la leur laisser" sans trop de balafres…



Bref, en d'autres termes j'ai 37 ans dans un monde qui change comme tous les mondes! Mais si je déplore tout ce que celui-ci a perdu et s'apprête à perdre encore, et si je le déplore d'autant plus que je n'ai moi-même pas su saisir un nombre affligeant de choses et de gens, je suis aussi très curieuse de voir ce qu'il va faire de ce qu'il garde, et comment des choses aujourd'hui menacées peuvent trouver de nouvelles formes, de nouveaux habitats… A fortiori si nous parvenons à conserver ce temps où une vie entière trouve place (2). Et je suis aussi curieuse, inquiète et songeuse quant aux façons dont je peux, à ma minuscule échelle, contribuer à porter dans ce temps les choses qui me sont chères. Y compris par des miettes aussi risibles que de demander à un ingénieur du son de rouvrir le fichier d’un morceau pour que je puisse rechanter un "ch" au lieu d'un "j". Et même si le bout de chou auquel je pense en le faisant n'en aura peut-être jamais rien à battre!



Bloavezh mat deoc'h tout!




  1. (1)Voui, je sais: le kan ha diskan n’est pas, stricto sensu, un répertoire mais une technique de chant à répondre. Je devrais écrire «le répertoire communément chanté en kan ha diskan». Mais il est doux, parfois, quoique peu scientifique, d’employer quelque raccourci…




  1. (2)Si nous y parvenons, car deux grandes tendances peuvent nous en empêcher: l’une, le temps comprimé de l’industrie culturelle d’aujourd’hui (quand bien même elle ne serait qu’une PME locale!) et des réseaux d’information avides de nouveauté permanente. L’autre, la tendance humaine à méconnaître tout ce qui nous a précédés: si la pratique d’une musique par essence «transmise» vient naturellement contrer cette tendance, elle ne l’annule pas pour autant et il nous faut entretenir une certaine curiosité (c’est un des rôles de Dastum et particulièrement des éditions) pour nous apercevoir que «notre héritage», l’ensemble des choses qui existaient au moment où nous sommes arrivés dans l’histoire, est en réalité une somme énorme d’évolutions, de créations, de pertes, de hasards et de volontés. (Un exemple? C’est en travaillant sur le CD Dastum de Marie-Josèphe Bertrand que j’ai mesuré à quel point ces enregistrements avaient pu être déterminants pour les jeunes chanteurs des années 70, en leur donnant à penser qu’on pouvait encore trouver autour d’eux les grandes complaintes collectées au XIXe. Pour moi qui ai débarqué 20 ans après, cette dernière notion était une simple évidence… pour la bonne raison qu’elle avait été démontrée, depuis, par le travail de ces mêmes jeunes, motivés au collectage par les bandes de Mme Bertrand! Il me restait seulement à apprendre qu’elle ne l’avait pas toujours été…)