Les petits contes de la fatigue, 3 : et c'est dur, comme métier? 

On pose étonnamment souvent cette question aux musiciens. Parfois c'est nous-mêmes qui nous la posons, au sortir d'une session de travail qui nous laisse exsangues mais plus riches de rencontres, de voyages, d'émotions et d'encouragements. Parfois, c'est quelqu'un qui nous la pose par la négative, en nous assénant que nous sommes des femmelettes privilégiées. Dans tous les cas nous avons du mal à y répondre. 

Souvent, si je suis prise au dépourvu, je réponds tout bonnement "oui", pour me reprendre aussitôt. L'autre jour encore, à quelqu'un qui me plaignait d'avoir à me lever à 7h00 du matin le dimanche alors que j'étais rentrée à 5h00 la nuit du vendredi au samedi, je me suis entendue répondre "les infirmières font ça tout le temps". Elles font ça tout le temps, pensais-je, et on ne les applaudit pas, on n'en parle pas dans les journaux. Et moi je vais être entourée de fête, de beauté et d'amour, et non de merde, de détresse et de mort. Oui, mon métier est agréable, stimulant, souvent gratifiant ; il m'apporte parfois des émotions et des sensations parmi les plus intenses de mon existence (à tous les sens que peut prendre cette phrase). Je suis le plus souvent, ô combien, heureuse de pouvoir l'exercer, et je mesure la chance d'en avoir reçu, des hasards de la vie et de la génétique, la capacité et la possibilité matérielle. 

Alors pourquoi ma réaction viscérale est-elle de répondre d'abord "oh oui" ? 

Parce que, tout simplement, un métier peut être à la fois agréable, désirable, et dur. Passionnant et exténuant. Magnifique et déstabilisant. Délicieux et difficile. 

L'information disponible sur le burn-out m'a fourni là-dessus un éclairage inattendu.

Le gros de ce que j'ai pu lire sur le sujet a été écrit par des psys et coaches œuvrant d'abord chez les travailleurs sociaux et médicaux, puis chez les salariés. On a ensuite reconnu que toutes les catégories professionnelles pouvaient être concernées, y compris les mères au foyer et les travailleurs indépendants, mais les textes disponibles semblent toujours concerner un salarié d'entreprise. Ils s'adressent abondamment aux supérieurs hiérarchiques, aux DRH et autres médecins du travail, énonçant leurs responsabilités et leur possibilité d'action bénéfique. Ce peut être d'une lecture passablement anxiogène quand on est, comme moi, le plus souvent son propre encadrement. Mais d'une certaine façon ce n'en est que plus instructif. J'ai ainsi eu la surprise de trouver, dans les listes de facteurs de risque, un certain nombre de choses fort familières : 

- important investissement personnel dans le travail, accomplissement par le travail

- nombreux déplacements

- horaires irréguliers

- injonctions contradictoires (par exemple "soyez créatifs mais donnez-nous ce que nous connaissons déjà") 

- absence de limite entre vie professionnelle et vie personnelle, travail le week-end, travail au détriment de la vie de famille

- dégradation du rapport entre sacrifices consentis et récompenses

- fréquentes évaluations, notations, inspections

- insécurité sur l'existence même du poste occupé

… Et j'en oublie. Eh bien, tout ça, c'est la définition même d'une vie de musicien aujourd'hui. S'y ajoute aussi, également dans les listes,  l'"obligation de rendre des comptes", mais j'y reviendrai dans un autre courrier. 

En d'autres termes : ce que nous vivons au quotidien, ce qui est considéré comme constitutif de notre activité, serait un dysfonctionnement dangereux pour un salarié normal. 

Je me souviens avoir entendu Mathieu Hamon, un jour, dire de son métier de paysan (qu'il a toujours pratiqué de front avec le chant) que c'était un beau métier à qui l'aimait, mais un enfer intolérable pour qui ne l'aimerait pas. Il en va de même (et il me semble que c'était aussi ce que disait Mathieu dans la même conversation) des métiers d'artiste. Ce sont, pour ainsi dire, des métiers qui coûtent très cher en termes de santé, de vie personnelle, de temps, d'énergie. Nul n'est prêt à payer des sommes folles pour quelque chose qu'il n'estimerait pas très haut. Or s'il y a loin, le plus souvent, entre la félicité rêvée et la récompense réelle – le concert que l'on gère comme on peut avec la mécanique crue du corps, la salle pas toujours pleine, la reconnaissance qui joue à cache-cache – , il y a, en général, la distance inverse entre la difficulté attendue et l'effort à fournir en pratique. Pour qui apprend à aimer le résultat réel, l'effort peut en valoir la peine. Mais il n'en est pas moins grand, avec une part d'imprévisibilité qui ajoute à sa difficulté. 

Alors, voilà ma réponse complète : oui, c'est un métier dur. Il y a peu, il m'a mise à genoux. J'entends bien ne laisser personne – ni jeune aspirant, ni décideur, ni commentateur – sous-estimer ses difficultés et ses dangers, que j'espère aussi, désormais, mieux mesurer et mieux gérer. Il est également vrai que tant que j'y trouverai souvent ce que j'ai pu y trouver, je serai une sacrée veinarde… de pouvoir me donner tout ce mal. Ce que nous peinons tant à expliquer, c'est que compensation n'est pas annulation : si vous payez très cher quelque chose, il est à espérer que vous en tirerez un bonheur qui justifiera vos sacrifices ; mais l'ampleur de votre joie ne diminue en rien la réalité de votre dépense.