La deuxième des gwerzioù que j’ai entrepris de résumer en une page (ce qui n’est pas un mince défi, a fortiori pour moi qui, d’ordinaire, ne hais rien tant que le faire-court !) pour les lecteurs du magazine de Lannion Trégor Communauté…
Si bien des gwerzioù sont des tragédies, celle-ci est plutôt un film à suspense ! La justice recueillit, en 1642, des témoignages sur une affaire ancienne : vers 1569, un seigneur de la Villaudrain, près de Loudéac, aurait tué et volé des marchands rennais. La tradition orale, elle, a tricoté un curieux récit, dont voici la version notée par Luzel auprès de Marc’harit Fulup de Pluzunet.
Aet eo Erwanig Prigent d’ar min aour / Biken Landreger na ve paour / Biken Landreger paour ne ve / Met Ar Vilaodri hen atakfe
Erwanig Prigent revient de la mine d’or ! La richesse assurée pour Tréguier, à moins que « la Villaudry » ne l’attaque…
C’est qu’au manoir de « La Villaudry », il y a une sorcière, qui monte chaque jour au colombier et voit sept lieues alentour :
« Me ’wel o tont Erwanig Prigent / Ha gantañ triwec’h karg arc’hant ! / Karget int a arc’hant hag a aour / Biken ar Vilaodri ne ve paour ! / War ar marc’h a-raok zo ur peroked / A oar al latin, ar galleg / Kerkoulz ha ma oar ar brezhoneg ! »
« Je vois venir Erwanig Prigent, avec dix-huit charretées d’argent et d’or, la richesse assurée pour la Villaudry ! Il y a un perroquet sur le cheval de tête, qui parle latin et français aussi bien que breton ! »
***
Dans la forêt, Erwanig Prigent ordonne à ses charretiers de rouler aussi silencieusement que possible – en vain : déjà La Villaudry se dresse devant lui.
« Erwanig Prigent, chomet fenoz / Emañ ar volerien en Koat an Noz. / – Koulz eo din mervel en ur c’hoad / Evel en ho ti, m’en goar ervat… »
« Erwanig Prigent, venez loger chez moi : les voleurs sont dans Koat an Noz.
– Ça m’est égal de mourir dans un bois ou de mourir chez vous… »
Mais l’invitation est un ordre. Au manoir de la Villaudry, Erwanig tente de gagner du temps : il offre son perroquet à une belle demoiselle, il joue de son flageolet d’argent… Mais il ne fait qu’aggraver son cas : la belle n’est (dans d’autres versions) qu’une servante qu’il prend pour la fille de son hôte ; puis, quand cette dernière s’entiche de lui et le veut pour époux, ce qui le sauverait :
« Erwanig Prigent, din lâret / Pe c’hwi zo dimezet pe n’oc’h ket ? / – Me am eus seizh a vugale / Ha ’garje bezañ er gêr gante… »
« Erwanig Prigent, êtes-vous marié ?
– J’ai sept enfants, et je voudrais tant être auprès d’eux chez moi… »
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Le dîner pris, on joue aux cartes ; Erwanig gagne à tous les coups.
« Gonez, Erwanig, ar pezh a gari / Ez out aze en eur ma marvi ! »
« Gagne tant que tu veux, l’heure de ta mort est venue ! »
Erwanig supplie qu’on l’emmène à l’écurie voir son cheval une dernière fois : il a coûté cinq cent écus d’or. La sorcière s’écrie :
« N’hen kaset ket d’ar marchossi ! / N’oc’h ket ’vit e varc’h tri ha tri ! »
« A l’écurie, surtout pas ! Son cheval est plus fort que trois d’entre vous ! »
Erwanig, à ces mots, pousse trois grands cris d’alarme, « teir griadenn forzh ». Son cheval brise trois portes, mais échoue à sauver son maître et les charretiers. Seul un petit page s’échappe par la porte du jardin, et court donner l’alerte à Tréguier.
***
La maréchaussée arrive au manoir :
« Demad ha joa holl en ti-mañ / Ar sorserez kozh pelec’h emañ, / Ma meomp he buhez da gentañ ? »
« Bonjour et joie dans cette maison » (salutation-type dans les gwerzioù, quels que soient les ravages que l’on s’apprête à faire !), « où est la vieille sorcière, que nous l’exécutions la première ? »
La conclusion suit, lapidaire comme la fin d’un Hitchcock :
An Aotroù ar Vilaodri a zo krouget / Ar sorserez kozh a zo devet / He ludu gant an avel gwentet !
« On a pendu Monsieur de la Villaudry, on a brûlé la vieille sorcière, et dispersé ses cendres au vent ! »
Où la lire ?
Cette version, dans le tome 1 des Gwerzioù de François-Marie Luzel ; l’enquête passionnante d’Eva Guillorel sur cette histoire et ses origines, dans La Complainte et la plainte (Dastum).
Où l’entendre ?
La voix de Marc’harit Fulup, sur rouleaux de cire de 1900, aux points de consultation Dastum (à Ti ar Vro à Cavan et à l’Ecole de Musique du Trégor) ; chantée par Marthe, dans Les chants du livre bleu (Petit Festival).