Interlude: le mépris sous le vernis

Zutre de zutre, je voulais vous faire une joyeuse carte postale des activités du mois écoulé, si riches en bonheurs et en leçons nouvelles: concerts de Vertigo au Nouveau Pavillon à Bouguenais et de Gilles Le Bigot à l’Arc à Rezé, rencontre très enrichissante avec des classes de 6e du pays nantais; en ce moment même, petite résidence avec Gilles et Jean-Michel Veillon pour approfondir le travail en trio, et la semaine suivante on remet «Chansonologie» sur le métier avec Lydia Domancich… 


Je ne désespère pas de trouver le temps de vous raconter tout ça! Mais dans l’immédiat, je désespère tout court. Ou plutôt j’enrage. Dieu sait que les motifs d’enrager ne manquent pas ces jours-ci, bien au-delà des sujets de ces pages; mais il en est un petit, particulier, qui refuse de descendre plus bas que ma gorge depuis vendredi dernier, depuis un 7-9 de France Inter où un Luc Ferry se débattant tant bien que mal avec l’ingénue imprécision de vocabulaire de Claude Guéant (les «civilisations» qui ne se vaudraient pas, vous savez) a terminé par une saillie visant à faire usage de ce fameux «gros bon sens» qui, comme chacun sait, doit emporter les convictions:  «arrêtons [en Europe] de nous couvrir la tête de cendres, c’est ridicule – et oui, le Don Giovanni de Mozart c’est supérieur au tambourin Nambikwara».


Ah ben voilà. Au moins les choses sont claires. Si vous voulez vous forger une opinion, vous pouvez réentendre le tout ici (à la fin, vers 112 minutes).


Grattez le philosophe, mais ne grattez pas trop fort, vous risqueriez de réveiller quelques horribles eczémas: le «ce que je ne vois pas n’existe pas», le «mon monde est le meilleur possible», le «si tu ne joues pas aussi bien que moi au jeu dont j’ai fixé les règles c’est que tu m’es inférieur»…


Je dois vous avouer tout cru que je n’ai pas lu Levi-Strauss et que j’ai donc dû chercher de quelles percussions il était question. On ne sait jamais, c’était peut-être de l’humour, j’aurais eu l’air malin à monter sur mes grands chevaux pour une allusion à quelque fable rabelaisienne connue du monde entier sauf de moi.


D’ailleurs c’était bien une blague, d’une certaine façon, puisque si j’en crois Françoise Héritier dans Le Monde, les indiens Nambikwara ne jouent pas de tambourin…


Seulement voilà, cette phrase me pose particulièrement question, à moi qui chante Mozart ET qui pratique une musique que l’on pourrait tout-à-fait assimiler à du «tambourin Nambikwara». Une musique populaire, véhiculée et élaborée par des gens qui n’avaient lu ni Molière ni Levi-Strauss. Mais élaborée ô combien, durant des vies entières. Au bout de vingt ans de la mienne, je peux vous assurer que je continue à constater que je n’ai toujours pas parfaitement compris comment mieux faire ci et préciser ça. Je dois à Mozart certaines des épiphanies de ma vie de musicienne; j’en dois d’autres à de mémorables danses en rondes dans les salles des fêtes de bleds dont Luc Ferry mourra sans connaître l’existence. Le Rex Tremendae Majestatis du Requiem restera pour moi un moment de profondeur et de trouble indicible; chanter la lente agonie de la baronne de Penhoat ne m’écartèle pas moins.


De deux choses l’une: soit l’appréciation de Luc Ferry est assise sur des critères esthétiques, et il commet le genre d’erreur de philo qui fait recaler une copie au bac en présentant comme analyse objective ce qui n’est assis que sur des critères mouvants et émotionnels (Mozart, soit dit en passant, n’a pas toujours été considéré comme le génie absolu que nous voyons en lui); soit il dispose d’arguments objectifs qui démontrent bel et bien la supériorité d’une musique sur l’autre. En l’occurrence, ce serait fort surprenant puisqu’il parle d’une musique qui, semble-t-il, n’existe pas! Mais juste pour le fun, pour le plaisir de ruminer une petite réflexion, appliquons cette idée au chant breton. Voyons voir…


Qu’y a-t-il, au fond, de différent entre Don Giovanni et une gwerz? Enormément de choses, certes oui, depuis le contexte social et économique de chacun, au passé et au présent, jusqu’au simple nombre d’instruments jouant ensemble. Je n’irai pas contester que Don Giovanni soit une œuvre d’une taille nettement «supérieure» à celle de notre gwerz: musique polyphonique complexe, histoire longue de plusieurs heures, bien sûr qu’il faut un cerveau hors du commun pour embrasser la conception d’une telle cathédrale. Mais cela la rend-il pour autant supérieure – non supérieure en quelque chose de précis (1) mais supérieure tout court, de plus grande valeur tous comptes faits – à une monodie chantée par quelqu’un qui a consacré sa vie à affiner cette seule ligne? Pourquoi vouloir, et pire, croire, que tel art possède une valeur donnée ailleurs que dans notre fort subjectif jugement? Cela rappelle un peu ces gens qui rejettent l’art contemporain en bloc parce que dans un tableau du XIXe, au moins, on voit qu’il y a beaucoup de coups de pinceau… 



Quand je commençais tout juste à chanter en breton et que je découvrais certains collectages, je ne comprenais pas toujours pourquoi tel ou telle était révéré comme un grand interprète: j’entendais des voix chevrottantes, des intonations asthmatiques, des emportements même un peu ridicules. C’est plus tard, à mesure que mon oreille s’est affinée, que j’ai pu passer outre ces détails et découvrir tout ce qu’ils m’avaient caché de pensée musicale, de richesse de diction, de rythmique d’une souplesse et d’une solidité aussi singulières l’une que l’autre. Oui, sûrement, un Luc Ferry qui entendra sa première gavotte ne pourra pas comprendre en quoi elle sera, à nos oreilles, bien ou mal chantée. Il ne comprendra peut-être pas en quoi elle pourra nous transporter, et sans doute même il ne distinguera pas celle-ci de douze autres. Mais je connais aussi des tas de gens pour qui Don Giovanni n’est rien d’autre que le bruit indistinct, bourratif et vaguement comique de «l’opéra» ou de «la musique classique» en général… Et je suis bien convaincue que Mr Ferry, qui ne doit pas manquer d’en être lui-même conscient, serait le premier à plaider pour qu’on éduque les foules à ces subtilités qui ne vont pas d’elles-mêmes.


Hélas, l’idée qu’il existe, dans d’autres mondes qui n’ont pas encore eu l’heur d’être labellisés par nos propres Hautes Autorités culturelles (et donc par l’éducation qu’il a reçue), d’autres subtilités qui exigeront tout autant de temps que celles de Mozart pour nous devenir familières, cette idée ne semble pas avoir traversé toutes les épaisseurs du cerveau de notre ancien Ministre de l’Education. On s’en moquerait si l’on pouvait être sûr qu’il ne représente là qu’une terrible et navrante exception… 




(1) A des fins de brièveté, je ne développe pas ici le nombre de points en lesquels on pourrait s’amuser à déclarer cette fois la gwerz «supérieure» à Don Giovanni: concision, légèreté d’exécution, transmission orale qui suppose une adhésion continue du public durant au moins aussi longtemps que Mozart et souvent un siècle de plus… Ce serait tout aussi absurde et factuellement exact néanmoins.