D'un étrange janvier, de la gêne du retour, et aussi d'ourse et de grillon

Dans le précédent courrier, le 6 janvier dernier,  je vous et nous souhaitais une année 2015 tout en couleurs. Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées que l'actualité prenait un tour méchamment monochrome : rouge d'abord, noir et blanc ensuite, le blanc sur noir d'une petite affichette devenue le drapeau de notre chagrin. 

Il y a un vieux contentieux entre les drapeaux et moi, quelles que soient leurs couleurs. J'ai tendance à m'arrêter au fait que le ralliement à toute bannière porte en lui les germes du renoncement à la réflexion. Je ne suis absolument pas assez optimiste pour croire une seconde à l'anarchie politique, mais je suis certainement assez pessimiste pour avoir au fond de moi une vieille ourse dont le poil du dos se hérisse dès qu'on lui parle de rang, de consignes, d'adhésion et d'emblèmes. Cependant je n'ai pas envie ici d'expliquer trop longuement ce qui a déjà été dit en long, en large et en travers sur les raisons, nombreuses mais simples, d'accepter pour une fois un slogan, le fameux "Je suis Charlie" – ce qui a été mon cas, même si l'ourse s'est tout de même rebiffée à l'idée d'en endosser le logo ; ni sur les autres raisons, complexes mais le plus souvent respectables, de ne pas l'accepter. Certains ont "été Charlie" précisément parce qu'ils ne l'étaient pas, affirmant par là la légitimité d'autres opinions et modes d'expressions que les leurs ; d'autres "ne l'ont pas été" parce qu'ils l'étaient, parce qu'ils étaient trop proches de la vision politique des assassinés pour pouvoir accepter les condoléances de leurs adversaires. 

Les premiers jours, nous avions une inextinguible faim d'infos, de points de vue, de commentaires, de reportages et d'éditoriaux, des mots et encore des mots pour apprivoiser le choc, en trouver les contours, ne pas rester seul avec (1). Mais comme ils vieillissent vite, les mots que l'on écrit les jours pas comme les autres. Aujourd'hui, les jours se ressemblent à nouveau, et les mots nous dérangeraient presque – encore Charlie ? –, comme s'ils empêchaient l'eau de se refermer. Une forme de gêne d'autant plus forte que le trou dans l'eau a été immense. 

Pour convaincue que je sois de la nécessité vitale de parler et de réfléchir encore très, très longtemps sur ce qui s'est passé et ce qui se passe encore, je suis également certaine que cette gêne n'est pas forcément la marque d'une hypocrisie scandaleuse ou d'une médiocrité d'âme ; qu'elle fait partie du processus de choc et de deuil, et que savoir si elle est bonne ou mauvaise n'est pas la seule question. Elle naît de la différence entre les temps et les chemins que prend chacun de nous pour incorporer tous ces évènements, l'horreur réelle et symbolique, la peur, le chagrin, la solidarité, son étonnement et son ébriété, et l'incongruité du retour à la vie quotidienne… 

Je me souviens que quelques jours après le 11 septembre 2001 ma maman avait terminé un de ses mails par ceci : 

"Météo sombre, actualité plus sombre encore – aussi chante, chante, grillon, le monde en a bien besoin."

Pour toute l'inconditionnalité avec laquelle ma maman m'écoute chanter, je sais bien que ce n'est pas de mon chant qu'elle parlait. Et il ne s'agissait pas non plus de raconter en chantant ce qui venait de se passer – elle savait parfaitement que ce n'était pas mon rayon. Elle voulait dire seulement que la terre avait besoin de tourner, les cuisiniers de cuisiner et les chanteurs de chanter ; que tout ce qui fait du bien, tout ce qui nous grandit, nous réunit, tout ce qui ne sert à rien d'autre qu'à être heureux d'être là, était plus que jamais nécessaire. Que la meilleure réponse à tant de lourdeur était de cultiver l'immatériel. Seulement cela exige de revenir vers le banal et le concret (l'immatériel se fabrique toujours avec du concret, et souvent avec du banal), là où le récit de l'énormité dérangera, et où l'on se sentira peut-être coupable de sentir qu'il dérange ; pourtant ce n'est pas pour fuir l'énormité, mais bien pour lui faire face, que l'on est retourné chez les vivants. Pourvu qu'on ne lui cède pas en tous points et à tout instant, cette gêne est le fruit d'un paradoxe – un de plus –  mais pas d'une contradiction. 


On me pardonnera, j'espère, d'avoir l'orgueil de dédicacer ce courrier –  à deux personnes qui laissent elles aussi de sacrés trous dans les eaux : Marie Tréanton, la Grande Marie du Centre Bretagne, amie de tout ce qui respire et pilier du blog Dilhad Sul, qui me faisait souvent savoir via Facebook qu'elle était venue lire le Kerbiquet Wheneverly, et qui se battait encore contre la maladie en ce début d'année ; et Christophe Caron, grand sonneur, grand personnage et grand ami dont nous venons de saluer le dixième anniversaire de la mort. Décidément, le mois de janvier ne sera plus jamais pareil… 



(1) Le soir du 11 janvier, encore tremblante d'émotions mêlées et excédée par ce que m'envoyait Facebook, j'y ai publié la petite chose ci-dessous à deux heures et demie du matin. Dans les heures et les jours qui ont suivi, ce texte a fait l'objet d'une quantité de "j'aime", et surtout de partages, absolument sans commune mesure avec quoi que ce soit que j'aie pu écrire par le passé (et sans doute avec tout ce que j'écrirai par la suite, mon orgueil littéraire dût-il en souffrir). J'y vois la marque de cette fringale collective, dans ces journées suspendues, de dire et d'entendre dit, de nommer, de faire sens. 

"Scepticisme, boycott, dédain, quand ce n'est pas théorie du complot, ce soir Facebook me gonfle… Est-ce que les trois à quatre millions de citoyens qui ont marché dans tout le pays aujourd'hui appréciaient tous Charlie Hebdo ? Non, bien sûr. Est-ce que les Charlistes assassinés auraient apprécié en retour chaque individu parmi ces trois à quatre milllions ? Non, évidemment. Est-ce que la présence de chacun des chefs d'Etat ou de parti que nous avons vus devait tout au pur amour de la liberté d'expression et rien au calcul politique et à la com ? Non, ça va de soi. Est-ce que le Père Noël existe ? Aux dernières nouvelles, non plus. En revanche, voici un fait incontestable : aujourd'hui trois à quatre millions de personnes ont éprouvé le besoin de se réunir dans la rue parce qu'on a assassiné chez eux des gens qui, précisément, ne pensaient et/ou ne vivaient pas forcément comme eux… Et cette vague d'émotion était d'une telle ampleur qu'à tous les échelons de pouvoir jusqu'au-delà des frontières, les dirigeants se sont dit qu'il valait mieux s'y rallier. Ce n'est pas un miracle, pas la solution de tout. Ce n'est, pour ainsi dire, que de l'émotion. Mais c'est énorme : un être humain sur vingt en vie dans ce pays est venu en personne dire que ce qui le sépare des autres est moins important que ce qui l'en rapproche. Bien sûr que nous ne sommes pas tous d'accord en tous points, et que nous ne le serons pas plus demain. Ce que nous sommes venus dire, c'est justement que nous tenons très, très fort, à la liberté de nous crêper le chignon avec passion, d'être adversaires occasionnels, acharnés ou irréconciliables, mais toujours garantis par le droit, de chacun et reconnu par chacun, au point de vue opposé. J'étais du nombre, et ce soir je suis secouée, les yeux qui pleurent de leur propre chef de temps à autre. Je n'ose espérer de grande suite à ce grand moment. Mais il aura été, quoi qu'il advienne demain."