De la défaite au creux du ventre et de l’usage de l'isoloir

Il est 9h53, je commence ce courrier. Je devrais travailler et je n’y arrive pas. Cela fait moins de deux heures qu’Hillary Clinton a appelé Donald Trump pour reconnaître qu’il sortait vainqueur des élections présidentielles américaines. Peut-être par un réflexe de protection, je refuse de croire au cataclysme nucléaire, au propre comme au figuré : en réalité, la majeure partie des têtes pensantes du pays ne change pas. J’ose encore espérer qu’il y a, à tous les étages de la pyramide, assez de gens doués de sens commun, même parmi les républicains, pour contenir l’irrationalité, la vanité et l’incompétence du nouveau Président des Etats-Unis – même s’ils vont, bien entendu, les mettre à profit pour faire avancer des causes que je déplore.

N’empêche que ça fait mal partout. Littéralement : depuis que le résultat est certain, je suis prise de court par une sensation à laquelle je ne m’attendais pas. Vous me pardonnerez de vous parler à nouveau de cette zone-là de mon anatomie, mais l’élection de Trump me cause une gêne physique au bas-ventre. Là où il a dit qu’il pouvait agripper les femmes impunément. Là où tant de femmes, aux Etats-Unis et ailleurs, ont alors surpris leurs compagnons (les compagnes, en revanche, pour celles qui en ont, n’ont sûrement pas été surprises), leurs collègues, leur public, en se mettant à raconter qu’à elles aussi, un jour ou de nombreux jours, un homme avait mis la main sans leur consentement. Là où moi aussi, comme des milliards de femmes, je sais ce que c’est que l’agression d’une main qui ne devrait pas pouvoir être là. La victoire de Trump, sa victoire sur une femme infiniment plus qualifiée que lui (si contestable soit-elle), c’est aussi la victoire de ces mains, l’entérinement de la position de supériorité où se placent leurs propriétaires. C’est notre défaite à toutes, et c’est même peut-être une double défaite puisque j’entends dire qu' une majorité d'électrices « blanches » aurait voté pour Trump

C’est aussi notre défaite parce que, il faudra argumenter très longtemps pour me convaincre du contraire, le fait qu’Hillary Clinton soit une femme a sûrement pesé dans une balance qui, dans certains Etats, n’a basculé que pour quelques plumes. Mais pas seulement le fait qu’elle soit une femme : le fait qu’elle soit une femme intelligente, compétente et rationnelle, et qu’elle tente de parler à l’intelligence du public. Il y a quelques jours, dans une réunion où il était question de tout autre chose – de fiction pour enfants –, un collègue qui n’est pas du tout un affreux machiste a lâché texto : « personne n’aime la petite fille qui sait tout ». S’entendant le dire, il a jeté un regard vers moi comme pour évaluer l’impact de la balle perdue. Je n’ai rien dit, l’ordre du jour était long, nous n’avions pas le temps d’un débat sur l’acceptation des femmes, de l’intelligence et des deux à la fois. Mais ce matin, cette phrase sonne en boucle à mes oreilles comme un flash-back audio dans un polar de série Z. Personne n’aime la petite fille qui sait tout. En tout cas pas assez de monde, et même pas assez de filles, pour assurer la nomination d’une femme face à un homme qui n’a pas le dixième de ses compétences, de son sang-froid, ni probablement de son intellect. 


Ah, et tenez, tant que j’y suis, je vais sûrement décevoir certains de mes amis, mais ce matin j’éprouve le besoin de le dire haut et fort : je déteste cette expression, mais je vote utile, ou plutôt j’essaie de ne pas voter pour rien. Depuis toujours. Je vote pour celui des candidats qui me paraît le moins mauvais pour le poste en question, en tenant compte du second tour probable. Je refuse de considérer le bureau de vote comme l’endroit où exprimer mon idéal : pour moi, c’est le lieu où l’on me pose une question simple, à savoir « de X, Y ou Z, lequel veux-tu voir occuper ces fonctions ? ». Je n’ai jamais eu l’occasion de voter de gaieté de cœur, mais je n’ai jamais voté pour exprimer une colère, jamais non plus voté pour quelqu’un dont je trouvais le discours intéressant mais que je n’imaginais pas une seconde voir occuper le poste. J’espère très, très fort que les électeurs américains de gauche qui n’ont pas voté, ou qui ont voté pour d’autres candidats, étaient vraiment convaincus que Clinton et Trump se valaient. Dans le cas contraire, ils ont sacrifié le bien commun, même pas à leur bien-être, mais à leur orgueil. Je vote par défaut, souvent pour des gens qui me navrent, et à moins d’un miracle ce sera le cas encore en 2017 ; mais ça ne m’intéresse pas de laisser advenir la merde pour la seule joie narcissique de garder les mains propres. 


Il est 11h23.  D’ordinaire, après avoir écrit un courrier, je le laisse reposer quelque temps pour l’élaguer et parfois le supprimer tout de bon. Ce matin, je n’en ai pas envie. C’est ma photo d’un matin, d’un matin dont l’avenir nous dira s’il fut le début de la fin de la démocratie, ou le signal d’un regain des valeurs fraternelles qui ne perdent jamais la partie que d’une courte majorité… (Encore une fois, quoi que l’on pense des actes potentiels de Clinton, il n’y a pas de discussion possible sur l’opposition des valeurs mises en avant par les candidats lors de leurs campagnes respectives.) Ou peut-être rien de tout cela, simplement une horrifiante vaguelette de médiocrité satisfaite dans un système qui n’en sort certes pas grandi, mais a priori pas anéanti non plus. Au mieux, simplement un très triste matin pour les femmes, les minorités, les isoloirs et les petites filles qui savent tout.