Parturition, mémoire collective et vocabulaire

– Je n’ai pas bien compris, me dit cette spectatrice à la sortie du concert de Vertigo/Vassallo hier soir, ce qui arrive à la Baronne de Penhoat. Qu’entendez-vous exactement par «votre femme est en mal d’enfant depuis trois jours»?


Je suis si suprise que je mets un moment à comprendre la question. La pauvre baronne va mourir en couches, c’est pourtant clair… mais ce n’est pas du tout ce que cette femme et ses amis avaient initialement compris (même si la suite de l’histoire les a détrompés) quand j’avais expliqué l’histoire sur scène avant de la chanter. Pour moi, «mal d’enfant», dans le contexte historique d’une chanson dont le personnage principal est une baronne, ne peut signifier que douleurs de l’accouchement. Eux n’y entendaient que «désir d’enfant»… 


Je viens de vérifier: si Larousse, Robert et Wikituttiquanti se rangent comme un seul homme à leur avis, mon Lachâtre de 1860 et poussières, lui, donne bien mon acception.


Mes interlocuteurs sont nés environ un siècle après le Lachâtre; dans quel beau pays nous vivons pour que cette expression ait pu se vider, en l’espace de cent ans, d’un sens aussi lourd! Au XIXe siècle, on estime c’est environ une femme sur quinze qui quittait ce monde en accouchant une fois de trop…


Ce n’est du reste pas la première fois que la bouleversante histoire de la baronne me donne matière à réflexion sur ce point.


D’abord, il y a la rareté de son sujet. Je n’ai rencontré, en breton, aucune autre histoire que Baron Penhoat/Pontplankoat où soit évoquée la mort en couches. Mes connaissances des fonds de collectage n’ayant rien d’exhaustif, cela ne suffit pas à affirmer qu’il n’en existe pas d’autre, mais cela permet certainement d’avancer que s’il y en a elles ne se bousculent pas au portillon.

Ensuite, je ne sache pas qu’aucune version de cette histoire ait été enregistrée fin XXe siècle; en d’autres termes ce qui pourrait être l’unique chanson [NDLR: en breton, cela va sans dire!] sur le thème de la mortalité maternelle semble avoir perdu la compétition de la transmission orale - ou du moins ne pas avoir atteint le micro des collecteurs - , donc cessé de répondre aux envies des chanteurs et des auditeurs, au cours des cent dernières années.


Or, pour autant que l’on puisse faire entrer dans la réflexion un jugement qualitatif, il ne s’agit pas d’un texte banal dont la médiocrité expliquerait à elle seule la disparition. Pour ma part, quand je l’ai rencontré en travaillant, à la demande de Didier Bécam, sur quelques papiers de la collection Penguern, je l’ai trouvé tellement poignant et d’une dramaturgie tellement efficace que cela m’a même paru suspect! La collection Penguern, en effet, n’est pas au-dessus de tout soupçon, notamment en raison de l’apparente créativité des apports qu’y fit Kerambrun; et l’une des versions du texte présente un aspect un peu trop «léché» pour avoir été prise sous la dictée directe. Premier réflexe de Trégorroise: que dit Luzel? Ah, il en donne deux autres versions. Avec des variations dans l’histoire qui semblent confirmer qu’on a bien là un texte circulant dans la tradition orale. (1)


En résumé, on a donc une histoire d’une force dramatique digne des plus grands classiques de la gwerz et qui, au XIXe siècle, se chantait bel et bien. Le tout sur un sujet qui concernait tout le monde à cette époque et qui semble pourtant n’avoir presque jamais été traité. Et cette histoire a aujourd’hui disparu. Que s’est-il passé?


Je crois que la réponse est dans la question: ce sujet concernait tout le monde.


Que chante-t-on dans la plupart des gwerzioù? A peu près ce que vous trouverez aujourd’hui dans Paris Match: les amours contrariées et les batailles des riches, de préférence titrés ou couronnés, les séïsmes majeurs de la terre et de l’Histoire, et les faits divers, c’est-à-dire les actes extraordinaires commis par des gens ordinaires. Point commun à toutes ces histoires: la probabilité qu’elles arrivent au citoyen lambda est faible, soit qu’elles se déroulent dans un milieu qui lui est étranger (duels, histoires de brigands, enjeux d’héritages dans les grandes familles), soit qu’elles soient statistiquement rares (meurtres, accidents). Seuls les naufrages, à la fois relativement communs et souvent chantés, semblent faire exception: encore n’en chante-t-on que des exemples remarquables en nombre de victimes ou en circonstances (trois frères sur un bateau neuf, par exemple).


Avec la mort en couches, on parle d’une toute autre probabilité: une femme sur quinze, donc, au XIXe, une sur dix au siècle précédent. Mort dans des souffrances atroces dans tous les cas, souvent par hémorragie pour les plus rapides ou infection pour les plus lentes… La menace est là, pour chaque femme, à chaque grossesse. Or où chante-t-on ces chansons? Le soir autour du feu, au marché peut-être… En tout cas bien souvent devant des assemblées où il est plus que probable que se trouvent une ou plusieurs femmes enceintes, et une ou plusieurs personnes ayant perdu une épouse, une sœur, une fille dans des circonstances similaires. Autant dire un public qui, s’il trouve son compte peut-être à la catharsis d’une histoire de ce type, n’a pas vraiment envie de se l’entendre raconter tous les huit jours! (Moi-même, qui ne suis pourtant pas d’une superstition délirante, je n’ai plus osé chanter la Baronne Penhoat durant les derniers mois de grossesse de Nolùen Le Buhé, y compris en son absence… On n’est jamais trop prudent.) Voilà qui explique peut-être que le sujet soit si peu traité dans les chansons: les gwerzioù ont beau mettre la mort à toutes les sauces, les causes de décès les plus communes, donc les plus menaçantes, n’y sont pas les plus représentées. La mort en couches (comme la mortalité infantile, du reste) suivait les femmes de trop près pour qu’elles la chantent…


Donc la baronne est peut-être bien seule de son espèce; mais pourquoi a-t-elle disparu? Sans doute pour la même raison qui faisait que mes spectateurs ne comprenaient pas le sens du «mal d’enfant». Il y a un ou deux siècles la menace était si quotidienne qu’on en parlait peu; aujourd’hui elle est si rare qu’on n’en parle plus. Comme toutes les choses quotidiennes et vaguement humiliantes, comme les pots de chambre ou la merde dans la cour, comme les linges dont s’entouraient les femmes durant leurs règles (et à propos desquels je ne peux réprimer des questionnements de logistique: fréquence de lavage? Degré d’information des mâles de la maisonnée?), on a oublié la mort en couches à mesure qu’elle devenait moins présente.


C’est peu, un siècle, guère plus d’une vie, pour oublier ce qui fut, sans doute depuis que l’humain est humain, la première cause de mortalité chez les femmes entre 16 et 50 ans. Une fois de plus, la tradition populaire est mémoire, mais la mémoire est toujours sélective… 




(1) N’ayant pas passé les vingt dernières années dans un bocal de formol, je sais bien que Luzel non plus n’est pas le pur modèle de fidélité à la chose entendue que l’on a pu, par le passé, voir en lui. Il a rabouté des versions, régularisé des métriques, et il y a loin de la hâte des notes de collectages à la netteté des textes qu’ils publie. En outre, il a inclus dans ses volumes quelques textes recueillis par d’autres, ce qui laissait la porte ouverte à des abus qu’il n’aurait pas commis (il en signale un lui-même, du reste, dans ses Gwerzioù). Mais je ne sache pas qu’aucun chercheur l’ait pris en flagrant délit du genre de distorsion (projection inventive de tout un contexte à partir de bribes, notamment) que l’on trouve chez certains de ses confrères. S’il donne de cette histoire deux versions, différentes de celles de Penguern, il n’y a guère de raison de douter qu’elle ait existé.