Où l’on parle de larynx, d’évolution, d’œuf et de poule

Pour mes propres besoins et ceux de mes stagiaires occasionnels, je suis (re)plongée, ces temps-ci, dans divers bouquins d’anatomie du corps humain en général et de l’appareil vocal en particulier. Je relis celui-ci, que j’aurais bien voulu avoir dès le début de mon apprentissage tant il est sain et clair, je découvre celui-là (très pointu mais également limpide), et j’attaque enfin ce dernier que je voulais lire depuis un moment.


Ce n’est évidemment pas la première fois que je fréquente ce genre de littérature. Mais ça me fait le même effet à chaque fois: une sorte d’émerveillement teinté d’angoisse face à la complexité du mécanisme. Que de petits rouages d’horloger névrosé, que de micro-réglages qui échappent totalement à notre conscience! Par quel miracle tout ceci arrive-t-il à fonctionner sans dérailler pendant la majeure partie de la vie de la majeure partie des humains? Je souhaite émettre un son d’une couleur précise à une fréquence précise, et un ahurissant mécano de muscles, de ligaments, de cartilages, de nerfs et d’os se met en branle avec une synchronisation et une précision dont la quasi-totalité n’est pas sous mon contrôle direct; tout ce qui est en mon pouvoir, c’est d’agir sur l’entourage du mécano pour que rien ne vienne lui compliquer la tâche, et d’affiner, dans ma pensée, les termes du souhait que je lui envoie. Le reste? Vu de ma conscience, le reste se fait tout seul. Et plus étrange encore, peut apprendre à se faire tout seul de mieux en mieux. En d’autres termes, j’apprends à susciter volontairement, avec le plus de précision possible, un enchaînement d’actions dont le détail reste involontaire…


C’est d’autant plus vertigineux que, mes lectures me le rappellent, les organes que nous utilisons pour l’émission vocale n’ont pas celle-ci pour fonction première. L’appareil respiratoire nous sert à fournir notre corps en oxygène, bouche et langue à nous alimenter, et le larynx est fondamentalement un outil de fermeture de la trachée: pour éviter que nos aliments ne pénètrent dans nos voies respiratoires, et pour bloquer la respiration afin de permettre l’usage en pression de la musculature du thorax – âmes romantiques, passez votre chemin – lors des efforts violents, notamment d’expulsion basse: accouchement et défécation… En d’autres termes, le merveilleux instrument qui nous permet d’exprimer tant d’émotion et de grandeur, qui a ouvert de larges portes à la vie sociale, au raisonnement, au partage des savoirs et à la transcendance musicale… est initialement là pour nous aider à manger et à chier.


C’est drôle… et c’est fabuleux. Comme si la voix était en quelque sorte volée à la détermination naturelle. Bien sûr il n’en est rien: c’est probablement parce que l’usage de plus en plus complexe de la voix facilitait l’interaction sociale, donc la protection mutuelle et la survie, que notre larynx et notre bouche sont devenus cette petite boîte à son incroyablement performante. Mais il reste qu’il y a là un cas de «détournement», où des organes, tout en continuant à assurer leur fonction vitale, sont mis intensivement à profit pour une autre, secondaire du point de vue physiologique mais probablement tout aussi «vitale» de façon indirecte. La parole est en quelque sorte un détournement de la respiration, dont elle modifie profondément le fonctionnement… 


Et le chant? Est-il à son tour un détournement de la parole? Ou bien, comme l’écrivent certains auteurs, avons-nous chanté avant de parler? C’est très possible si l’on dissocie l’idée de chant de celle de musique, forme artistique et pensée comme telle. La voix chantée est apparentée tantôt au cri, tantôt au pleur, tantôt au hurlement, et certaines cultures affinent même des formes artistiques de rire. Peut-être avons-nous commencé par agir volontairement sur ces émissions instinctives, pour aboutir finalement à l’émission plus économe en énergie et plus dense en information du langage articulé. Ou peut-être, à l’inverse, avons-nous d’abord grogné et claqué des dents avant de nous apercevoir qu’en dosant notre souffle nous pouvions communiquer autrement. Et peut-être les deux à la fois, coexistant longuement avant de se rejoindre, le temps pour l’incroyable mécano de se développer dans nos gorges… (Tout en écrivant je m’aperçois que cela revient à s’interroger sur le développement des voyelles d’un côté et des consonnes de l’autre… Amusant.)


Dans les deux cas, à quel moment avons-nous commencé à trouver cela agréable? Car nous aimons chanter, dès le début de notre vie, hors de toute appréciation extérieure: laissez donc (comme l’a fait Ronan Guéblez avec sa fille aînée) un enregistreur dans la chambre d’un bébé après l’avoir couché! Si le chant et la parole sont nés l’un de l’autre (où que soient l’œuf et la poule, du reste), à quel moment se sont-ils séparés dans nos têtes, à quel moment chanter est-il devenu une action distincte de parler, remplissant des fonctions différentes? Je ne sais si nous pourrons un jour répondre à ces questions autrement que par suppositions et croyances. Mais il est tentant de s’y pencher, comme sur l’eau claire et verte d’un lac dont on sait déjà qu’on ne verra jamais le fond…