Où elle évacue, en toute simplicité, la question de Dieu (ou: qu’est-ce qu’on ne fera pas pour éviter de se mettre à sa déclaration de revenus)

Où elle évacue, en toute simplicité, la question de Dieu (ou: qu’est-ce qu’on ne fera pas pour éviter de se mettre à sa déclaration de revenus)

Quelques réactions reçues au courrier précédent me laissent entendre que je ferais bien de clarifier un poil mon point de vue et mes habitudes de langage. Je ne compte pas vous gratifier d’un précis complet de mes croyances intimes, mais il semble que mes «Seigneur» et mes récits de petits pélerinages perso laissent planer une ambiguité sur une question qui par ailleurs se trouve, que cela nous plaise ou non, tout près du cœur d’une vie de musicien.


Commençons par mettre le tout une bonne fois, comme disent délicieusement les anglophones, « dans une coquille de noix»:


  1. a)rationnellement je suis agnostique;
  2. b)irrationnellement je serais plutôt athée;
  3. c)mais je suis convaincue que les notions de Dieu, d’âme et d’au-delà sont au moins de très respectables métaphores pour des forces, elles, tout ce qu’il y a de plus réelles: l’enchaînement d’évènements qui nous a fait naître (qui ne nous paraît fabuleux que parce qu’il mène à nous mais qui n’en est pas moins fascinant dans ses replis), l’énergie, la vie (forme particulière de transmission d’énergie?), l’imagination humaine et notamment toutes les formes que peut prendre l’amour, depuis les liens entre individus (en passant par l’espèce de «vie après la mort» que donne le souvenir) jusqu’à l’aspiration vers quelque chose qui nous dépasse et nous englobe.


C’est en ce dernier aspect que la présente petite profession de non-foi a quelque chose, malgré tout, à faire dans ces pages: musique et religion sont depuis toujours, plus que voisines de palier, franchement colocataires! L’une façonne l’autre, la monopolise parfois, l’envahit souvent. Qu’est-ce qu’un rythme ou une mélodie sinon un phénomène qui échappe à la vue mais suscite directement notre émotion (on sait aujourd’hui que la musique stimule, dans notre cerveau, notamment les zones dévolues à l’empathie)? En d’autres termes, une puissance invisible qui agit sur nous? Il est donc logique que la musique ait, dans la majeure partie de l’humanité, fonction d’invoquer les grands mystères – ce qui est aussi bien sûr, pour la religion, une manière d’en contrôler le pouvoir d’évocation: puisque toute musique va, de toute façon, remuer l’invisible en nous, autant s’assurer qu’elle le fasse dans le cadre du dogme.


Cette fonction d’évocation/invocation, elle la conserve même pour les plus farouchement athées d’entre nous: les mystères se nomment alors «collectivité», «abstraction», «amour», «échapper à la mort» ou «faire plaisir à Mémé» mais n’en sont pas moins grands ni moins puissamment appelés. Même la soupe des boîtes de nuit a pour objectif de faire sortir Monsieur Durand de son univers et de ses limites, de le tirer vers un monde parallèle (un monde parallèle où il boive le maximum de vodka-orange au prix du pétrole, mais un monde parallèle néanmoins. On a le Saint-Esprit qu’on peut).


Tout cela a deux grandes conséquences pour un musicien.


D’une part, pour qui se tourne comme moi vers des répertoires qui cumulent les siècles de vol au compteur, la religion est une présence quotidienne – même si c’est, dans le cas de votre servante, la religion des autres – pour la simple raison qu’elle a engendré ou influencé la majeure partie des œuvres. Même les plus âpres paillardes naissent, bien souvent, en réaction à elle: «De profundis morpionibus» n’a de sens que dans un monde cadré par le christianisme… Très concrètement, ma vie de chanteuse classique n’est qu’une suite de «Pie Jesu» et de «Kyrie», ma vie de chanteuse bretonne une litanie de «Aotroù Doue, Gwerc’hez Vari», «au nom de Dieu, je vous en supplie» et autres Saintes Ceci-cela. Sans parler des occasions de marier et d’enterrer les amis au son des cantiques. Laisser tout cela de côté au nom du scepticisme serait se priver d’un océan de beautés – et même ceux qui tentent sérieusement ce régime sec n’y parviennent jamais tout-à-fait!


D’autre part travailler la musique revient à manipuler chaque jour un petit mécano très concret d’objets et d’organes dont le résultat, une bête mise en vibration de l’air, va avoir des conséquences immenses et impalpables. Nous sommes de petits artisans de l’infini; l’instant où un accord sonne vraiment, où une ronde de danseurs et nous sommes exactement sur la même longueur d’onde (toujours les fréquences!) nous donne le sentiment d’être exactement à notre juste place dans le temps et l’espace, d’être le transmetteur de quelque chose d’illimité. Vous pouvez bouffer du curé en tartines tous les matins, vous n’en aurez pas moins cette émotion – vous n’en serez que plus troublé, faute d’avoir un nom à lui donner. Nous sommes nombreux, sur les scènes du monde entier, nous les Don Juan secoués qui reprenons chaque soir rendez-vous avec le Commandeur… (1)


Voilà pourquoi, toute non-croyante que je suis, je n’ai aucun scrupule à entonner à plein poumons des Requiem et des Gloria – et je me regonfle en écoutant des musiques soufies ou des chants séfarades.  J’appelle couramment «Créateur», «Bon Dieu» et «Grand éclairagiste» une entité à l’existence indépendante de laquelle je ne crois aucunement. Je suis amoureuse de certaines églises. Et je m’entends à merveille avec ceux des croyants et des prêtres qui respectent mon incroyance – et ils sont, fort heureusement, nombreux! (2) Il n’y a pas si grand chemin, au fond, de leur quotidien au mien; nous tentons, les uns et les autres, de dialoguer avec un «plus-grand-que-nous» qui souvent nous échappe, et qui de temps à autre nous retrempe de sa lumière (et je pèse ce mot). Le reste est affaire de vocabulaire – et de respect d’autrui.







(1) J’ai déjà écrit que chanter le «Rex Tremendae Majestatis» du Requiem de Mozart était une des expériences les plus troublantes que j’aie connues. Cela peut se décrire en termes fort simples: si pour un croyant cette prière tour à tour violente et concentrée dira l’appel, mêlé de crainte, à un Dieu immense, pour un incroyant – ou du moins pour moi! – elle se mettra à exprimer une forme de révolte et presque de regret – parce que cette musique touche, de façon hallucinante, notre besoin atavique d’implorer et d’espérer, tout convaincus que nous soyons de l’inexistence d’un interlocuteur… La statue s’incline au fond de nous alors même que nous sommes certains qu’elle n’a pas bougé.


(2) Je garde une place à part en mon souvenir pour ce prêtre que j’entendis un jour tâcher patiemment de convaincre deux fidèles très, très fidèles que Jean-Paul II ne pouvait pas, par définition, signer un ouvrage de philosophie puisque sa vision du monde reposait sur un postulat impossible à démontrer – et le fait que lui-même partageât ce postulat ne l’empêchait ni de faire ce constat ni de le défendre avec opiniâtreté. Cet homme était de surcroît un fabuleux chanteur – ceci explique sûrement cela! (Comment ça, «non»?)