Musicophilia 2: ruminez-moi ça pour Noël

Extrait d’une lettre reçue par Sacks à propos d’ «un célèbre pianiste»:


«Il a aujourd’hui 88 ans et a perdu l’usage du langage… mais il joue quotidiennement. Quand nous lisons du Mozart, il indique les reprises bien en avance. Il y a deux ans nous avons enregistré le répertoire complet pour quatre mains de Mozart, qu’il avait enregistré… dans les années 50. Il commençait déjà à perdre la parole, et pourtant j’aime plus encore son jeu et sa conception dans cet enregistrement récent que dans le précédent


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Le pianiste Leon Fleisher fut longtemps affligé de dystonie musculaire, sa main puis son bras droits se pétrifiant progressivement, et pour plusieurs décennies, dans une contracture permanente (brrr, ça me fait froid dans le dos rien qu’à taper!). Après des années de dépression, il se tourna vers l’enseignement et la direction d’orchestre, ainsi que vers la mine de compositions pour la main gauche commandées à Ravel, Britten, Strauss et j’en passe par le riche Paul Wittgenstein, brillant interprète mutilé de la guerre 14-18.


Voici ce que rapporte Sacks du récit de Fleisher lui-même:



«Au départ, jouer d’une seule main sembla à Fleisher une immense perte, un étrécissement des possibilités, mais peu à peu lui vint le sentiment qu’il avait jusqu’alors fonctionné «en automatique», suivant un itinéraire brillant mais d’une certaine façon unidirectionnel. «Vous faites vos concerts, vous jouez avec les orchestres, vous enregistrez vos disques… et voilà, c’est tout, jusqu’à ce qu’une crise cardiaque vous terrasse sur scène.» Il ressentait à présent que ce qu’il avait perdu pouvait devenir «une occasion de grandir».

«Je me suis soudain aperçu que la chose la plus importante dans ma vie n’était pas de jouer à deux mains: c’était la musique… Pour survivre aux trente ou quarante années écoulées, j’ai dû, d’une manière ou d’une autre, réduire l’importance que j’accordais au nombre de mains ou de doigts et revenir au concept de la musique en elle-même. L’instrumentation devient sans importance, et c’est la substance et le contenu qui prennent le dessus.»




Ça me touche tellement que pour une fois je n’ai même pas envie de gloser… 



(Extraits traduits par votre servante d’après Musicophilia, Olivier Sacks, ed. Picador; l’édition française, sous le même titre, est disponible au Seuil.)