* Gwerzioù

J’étais hier à la première des trois soirées consacrées aux gwerzioù que le traducteur André Markowicz propose au Théâtre de Cornouaille: les chansons, interprétées par Annie Ebrel (hier soir), par moi (le 9 février prochain) et par Nolùen Le Buhé (le 7 mars), sont accompagnées, en alternances de couplets ou d’épisodes, de leur traduction en français dite par André. Nous avons déjà eu l’occasion de tester ce procédé (à la Quincaillerie au Vieux-Marché) et, si sur le papier cela paraît un peu loufoque, dans les faits cela fonctionne étonnamment bien; et c’est l’occasion de remettre en lumière la puissance dramatique de ces textes.


Les gwerzioù, les grandes complaintes (ou, pour reprendre la jolie phrase d’André: “l’histoire de quelqu’un, racontée par quelqu’un d’autre à un quelqu’un d’autre encore”), sont aujourd’hui la part peut-être la plus menacée de la tradition orale en breton: elles ont en quelque sorte perdu leur habitat naturel, l’ancienne société rurale, sans vraiment parvenir à s’en trouver un nouveau comme l’ont fait la musique à danser ou certains répertoires à écouter plus mélodiques et moins dépendants de la compréhension du texte. Au concert, elles survivent difficilement aux indispensables coupes (une gwerz au naturel dure de cinq à quinze minutes et parfois plus!) et explications préalables; pour qui n’en suit pas le texte, elles deviennent une espèce de liturgie austère que l’on s’impose comme une cure de jus de radis noir.


Et pourtant, ça remue là-dedans! Ça se bat en duel, ça accouche dans les champs, ça s’embrasse à en mourir sur place; les larmes trempent le papier des lettres, le lait tache les corsages, le sang fait des flaques, et l’eau restitue les cadavres. L’amour, la parole donnée, la révolte individuelle, les pulsions inavouables entraînent seigneurs, bergères et riches fermiers dans le plus baroque des bals. Cela avait sûrement, un temps qui fut, une portée moralisatrice: aujourd’hui celle-ci s’efface devant la pure puissance des histoires, comme les statues des damnés médiévaux dans les églises continuent à nous parler de nous-même longtemps après que nous ayions cessé de craindre l’enfer.


Et hier soir à Quimper, alors qu’Annie et André nous racontaient comment la jeune Renean, découvrant qu’on va la marier contre son désir, décide qu’elle n’a plus que trois jours à vivre, on n’entendait plus respirer une mouche… C’est ça, les plus belles gwerzioù. Ça vient d’un autre monde mais ça nous touche. On ne créera plus de gwerzioù, ou plus comme ça, mais on veut continuer à les interpréter parce qu’elles apportent quelque chose au grand concert et parce que nous (qui les connaissons) les percevons comme faisant partie de notre “moelle osseuse” culturelle: en clair, elles ont ce qu’il faut pour devenir des classiques. Comme Shakespeare, comme le théâtre No, comme Didon et Enée.


On pourra trouver que c’est un triste avenir pour un genre littéraire issu, jusqu’à il y a peu, d’une tradition orale florissante. Pour ma part je pense que c’est mieux que rien… et que la richesse dramatique et musicale de la matière justifie cette nouvelle place. Personne ne se demande si “Roméo et Juliette” est pertinent dans le monde d’aujourd’hui. 



PS: Et à qui me dira “oui, mais Roméo et Juliette est un succès international”, je répondrai que, quand une chanson traverse quatre siècles en voyageant uniquement d’une mémoire à l’autre, on peut parler d’un certain succès également…