Disséquons gaiement «I love rock’n roll» ou: une très, très brève histoire de la pop

Maintenant que l’évèment est passé, je peux lever le voile: dimanche dernier, pour le Fest-Deiz de la Nuit à Poullaouen (FDNP), alias le Fabuleux Bal du Lendemain de la Nuit de la Gavotte et ses Improbables Reprises de Tout et surtout de n’Importe Quoi par des Chanteurs et Musiciens Traditionnels sous l’Emprise de Rien d’Autre que leur Originelle et Très Suffisante Folie (FBLNGIRTIQCMTERAOTSF), j’ai, pour ma part, chanté «I love rock’n roll». Si, si, en public. En le terminant en gavotte parce que l’air est pour ainsi dire taillé pour et qu’on ne se refait pas.


Evidemment la chose est à remettre dans son contexte: au milieu de «Rossignol de mes amours», «Nathalie» et autres «La Vache à mille francs» entonnées par d’éminents sonneurs et chanteurs, ma petite folie à moi était tout-à-fait raccord.


Je n’avais jamais chanté «I love rock’n roll» en entier auparavant (j’en ai tout juste glissé quelques mesures dans Chansonologie) et soit dit en passant je peux vous confirmer que l’intérêt de cette chanson ne réside pas, mais pas du tout, dans ses paroles - une bête histoire de séduction instantanée qui tient en une dizaine de lignes. Le vrai propos est bien évidemment ailleurs, dans ce refrain brandi comme un slogan de manif et dans la lascivité brutale des couplets et de leur arrangement.


Tout ça, je le savais déjà plus ou moins. En revanche, je me suis aperçue d’un petit quelque chose.


Demandez à l’Entretoile, il (elle?) vous dira que trois versions de cette chanson ont été des tubes: sa création par The Arrows, sa reprise imparable par Joan Jett et sa re-reprise un peu plus parable par Britney Spears.


Si le cœur vous en dit, regardez ces trois versions. Puis jouez aux sept erreurs. Le jeu est d’autant plus amusant que dans tous les cas la chanson est reprise avec son arrangement - ce qui n’a rien d’étonnant: il est furieusement constitutif de l’ensemble.


D’autres que moi verront sûrement autre chose, mais voici ce qui me saute aux yeux.


La version originale, celle des Arrows, joue d’une sexualité qui se veut décadente mais pas trop, appuie le clin d’œil au moment de chanter «je savais qu’elle devait avoir 17 ans», s’amuse à choquer le bourgeois et déborde à la fois de testostérone et de timidité. Non sans la probable autodérision qui naît de la conscience de soi, le sous-texte est «on est jeunes, on bande dur et on est payés cher pour vous dire d’aller vous faire voir… mais aimez-nous tout de même».


Passons à Joan Jett. Tout d’abord, bien sûr, les personnages ont changé de sexe: c’est désormais une jeune femme qui parle d’un très jeune homme. Ensuite, le sourire a totalement disparu, les images d’introduction parlent de dureté désœuvrée, tout le morceau n’est qu’affirmation forcenée de soi; tous les personnages, Joan Jett y compris, semblent s’ennuyer tristement (ah, l’ennui breveté des années 80!) jusqu’à ce que la chanson libère leur révolte - laquelle refluera sagement dès la fin du morceau. En d’autres termes, entre les Arrows et Joan Jett on passe d’un second degré de jouisseurs pubères à un premier degré chimiquement pur, une sorte d’extrait essentiel d’adolescence. Toute la force de la version de Jett est qu’elle est absolument désencombrée de la moindre trace d’humour… Jett chante «I love rock’n roll» littéralement comme si son existence en dépendait. Les «yeah, me!» récurrents («et c’est avec moi qu’il partait - ouais, avec MOI!»), qui n’étaient que blague chez les Arrows («avec moi et pas toi, na na nère!»), deviennent l’évidente compensation d’un doute: «je compte, je compte! La preuve: c’est avec moi qu’il part».


Pour ma part, j’y vois un petit coup de génie de Joan Jett (ou de son équipe): si elle avait gardé la sexualité goguenarde de la version Arrows, «I love rock’n roll» n’aurait été qu’une mignardise de plus du rock feminin. En prenant ce parti-pris rentre-dedans, en déployant, femme, cette force, cette détermination sexuelle et cette absence complète de recul que l’on attribue ordinairement aux hommes, elle a fait d’un bête tube un hymne qui garde, aujourd’hui encore, une puissance simpliste mais indéniable.



D’autant plus que… passons chez Britney Spears, voulez-vous? D’abord, le tempo perd quelques crans, il prend, à tous les sens du terme, un peu de mou (à la batterie, une petite croche quasi-permanente vient faire «sautiller» ce qui était, chez les précédents, un pas lourd et implacable). Le temps ainsi obtenu, on le comprend bien vite, va servir à caser quelques entortillements vocaux et autres soupirs langoureux. C’est-à-dire que côté chant, au lieu de la ligne droite de rhinocéros en pleine charge des versions précédentes, on se retrouve avec des volutes fumeuses dispersion accentuée par un mixage lui aussi très marqué par son époque: dans les deux versions précédentes, la voix est entourée par le son du groupe, alors que dans celle-ci elle est seule sur un plan très avancé, tout le reste du son derrière elle. Cela accentue encore une sensualité déjà surjouée, mais cela prive la voix du soutien de l’arrangement, contribuant à la sensation d’une forme de faiblesse et de solitude. Sur la vidéo (qui eut, me disent mes lectures, un grand succès), Spears marche à quatre pattes, abdos réglementairement à l’air, sans autre public que ses musiciens (et encore, par moments seulement), leurs amplis et la caméra. Le tout est léché et nettoyé au dernier degré, la voix compressée jusque dans l’autre monde, la peau ne fait pas le moindre pli… L’analogie qui me vient à l’esprit - oreilles chastes, retournez tout de suite sur le site du Figaro! - est celles de ces gens qui, somme toute, préfèrent se masturber parce que c’est moins salissant que de faire l’amour avec un vrai humain qui a des poils, des odeurs et des plis.


La version Spears a gardé le premier degré de Joan Jett, mais elle change en une exhibition stéréotypée et en vase clos ce qui, tant chez les Arrows que chez Jett, était avant tout un moment collectif - hilarité du groupe chez les premiers, exutoire d’écorchés chez la seconde. On croit sans peine les Arrows et Jett quand ils racontent qu’ils ont croisé le regard d’un(e) jeune dans un bar et que deux phrases plus tard il allaient se faire du bien dans un coin tranquille. Ils ne miment pas, ils racontent avec aplomb. Le personnage de Spears a l’air de se masturber pendant qu’elle raconte, avec pour résultat que son histoire est repoussée au rang de fantasme. Le narrateur des Arrows trouvait avant même d’avoir voulu, la narratrice de Joan Jett veut férocement et trouve, et celle de Britney Spears ne veut même plus vraiment, elle se contente d’imaginer…


Je ne peux m’empêcher de mettre ces impressions en parallèle avec l’histoire des moyens de productions: même si les Arrows étaient de bons produits du show-business, la technique de l’époque laissait inévitablement un peu de place au foutraque, à l’imprévu, au détail personnel, à ces petits regards incertains que le chanteur glisse parfois de côté. Le clip de Joan Jett obéit déjà à un plus grand nombre de lois mais la force brute de l’interprète est - pour une fois? - en adéquation avec la forme. Dans les deux cas, on est encore au temps où l’image est, par nature, fugace: on pouvait voir au plus quelques dizaines de fois - allez, une centaine pour les enragés de Joan Jett? - ces vidéos. Pour le reste, c’était le disque qui régnait. Avec Britney Spears on entre dans l’ère des chaînes câblées et d’Internet, l’ère de la rediffusion permanente où tout peut être scruté, où l’image comme le son peuvent être interrompus ad libitum; dans le cas précis de «I love rock’n roll», il semble que ce développement cosmique des possibilités de diffusion ait enfanté une version en circuit fermé, complètement hermétique au monde, d’une chanson auparavant entièrement tournée vers lui, adressée à lui comme une lettre provocante, tantôt hilare et tantôt sombre.


Traitez-moi de vieille schnocke, mais je préfère les chansons adressées au monde…