Confessions d’une trombinoscopathe

TROMBINOSCOPATHIE, n.f. (néologisme inventé pour l’occasion par votre servante):  incapacité débilitante à mémoriser un visage, un nom, ou l’association entre les deux.


Je profite de ce que l’actualité est assez calme pour vous livrer cet aveu – ou cette explication, suivant les cas – trop longtemps retardé: à un degré hors norme, quasi pathologique et franchement pathétique, je suis incapable de mémoriser un visage. Ma mémoire des noms est à peine meilleure, et lorsqu’il s’agit de réunir les uns et les autres, les Perses se dispersent.


Je me souviens bien des GENS eux-mêmes: je garde des souvenirs précis des conversations, de l’énergie de quelqu’un, de sa présence, de sa beauté et même de son sourire ou de ses yeux… sans reconnaître ces derniers quand ils sont en face de moi. Ma mémoire est peuplée de Chats du Cheshire…


Soyons clairs: ce n’est pas juste que je ne me souviens plus de mon voisin de train du mois dernier; c’est qu’il faut en général que je rencontre quelqu’un entre trois et cinq fois pour avoir une chance de le reconnaître. C’est-à-dire que si aucun élément de contexte ne vient à mon secours il peut m’arriver de me trouver trois à cinq fois devant la même personne sans me souvenir DU TOUT lui avoir déjà été présentée… Parfois même alors que nous nous sommes vus il y a une heure! Au mieux, je saurai que son visage m’est familier sans parvenir à l’identifier plus avant. Pire encore, j’oublie avec le temps les traits des gens que je ne connais pas très bien, à moins qu’ils aient une trogne particulièrement marquée…


Du plus loin que je me souvienne, ma vie n’est qu’une longue suite de gaffes et d’incertitudes: est-ce que j’aurais dû reconnaître celui-ci ou celle-là? (Dans le doute, je suis devenue experte en l’art d’adresser un demi-sourire à la cantonnade.) Ah, celle-là, je la connais, allez je lui fais la bise, mais QUI EST-CE AU JUSTE? Et lui, là – ah non, il a l’air très surpris de mon salut – zut, ce n’est pas la personne que je croyais – qui s’appelle comment, déjà? Bonjour, monsieur, mais je ne vous connais pas… ah si? – Et comment allez-vous? Et tout marche bien?  (truc numéro 14: poser des questions très larges, dans l’espoir que le sujet lâche quelque indice).


Le bon côté, c’est que je ne suis pas près d’être à court d’histoires drôles – entre les six mois qu’il m’a fallu, dans ma prime jeunesse à France 3, pour comprendre que le présentateur du JT dont je n’arrivais pas à savoir s’il s’appelait Francis ou Bertrand était en fait… DEUX journalistes dont l’unique point commun était d’avoir (pardon, les gars) les oreilles décollées; la fois où j’ai dit “je sais qu’on se connaît, mais impossible de me rappeler d’où” à Claudy Lebreton, président du Conseil Général des Côtes d’Armor, à la droite de qui j’avais dîné trois mois auparavant; et celle où j’ai adressé les mêmes excuses, à l’entrée de mon immeuble, aux Témoins de Jéhova que j’avais fermement éconduits le mois précédent – je ne manque pas de matière. Mais la vérité est que c’est franchement gênant, injustement blessant pour autrui et handicapant pour moi. J’ai même du mal à comprendre certains films!


Ce n’est pas une histoire de concentration: bien souvent j’ai essayé de fixer les traits de quelqu’un dans tous leurs détails – “lui, si je ne le reconnais pas après, ce sera vraiment une honte” – : des clous. Et ce n’est pas non plus, comme je l’ai craint il fut un temps, une question d’égocentrisme: je ne reconnais pas plus les gens que professionnellement j’aurais intérêt à reconnaître… Au moins, j’ai le handicap égalitaire!


J’avais ce problème longtemps avant d’opter pour un métier qui me fait croiser des centaines de gens toutes les semaines. Il va de soi que celui-ci n’a rien arrangé… D’autant que parfois, la personne qui me salue est VRAIMENT un inconnu, simplement un spectateur content et sympathique; ça me fait très plaisir, mais ça me prive d’un repère de plus… (Ajoutez à cela qu’il m’arrive de temps à autre, à l’inverse, de reconnaître mystérieusement un(e) parfait(e) inconnu(e) dont l’attitude ou l’expression m’avait frappée dans la rue ou dans un concert…)


Bref, j’en prends mon parti et je préviens, chaque fois que j’en ai l’occasion, auditeurs, acheteurs de disques, stagiaires, organisateurs: si je vous passe devant sans vous voir, si je vous salue un jour d’une bise et le lendemain d’un vague signe incertain, voire si je manifeste une franche froideur (car il arrive aussi, ô douleur, que je confonde quelqu’un d’adorable avec le casse-pieds de la veille!), je vous supplie de ne pas m’en tenir rigueur. Si vous le souhaitez, venez me voir et rappelez-moi où et quand nous nous sommes vus… Et pardonnez à une malheureuse infirme du trombinoscope.