Repos

“Pas de débroussailleuse avant au moins quatre jours!” m’a dit l’osthéo. C’est bête, pile au moment où j’avais la petite plage de journées à la maison propices à ramener un peu de civilisation dans ma savane. (Connaissez-vous ce vieux proverbe chinois qui dit “si tu as 3000 mètres carrés de jardin, ne pars pas en tournée en avril-mai-juin”? Même le BASILIC EN POT n’a pas voulu lever cette année! D’après les premiers éléments de l’enquête, cela aurait à voir avec le fait que j’étais à Tokyo quand il aurait fallu l’arroser avec amour.) Me voilà donc, pour quelques jours, condamnée au repos.


Je tâche de faire rentrer dans mon propre crâne la notion que le repos fait partie intégrante de mon métier: il est garant de la longévité de mon outil de travail. (J’essaie aussi d’en convaincre les braves gens qui me veulent me donner des rendez-vous à 8h00 du matin.) Mais c’est facile à dire… J’ai bien intégré l’idée en ce qui concerne les excès de boisson, de table ou de substances moins licites – ma tempérance ferait la fierté d’une dame patronnesse légèrement myope. En revanche j’ai encore du mal à admettre que les journées vierges sur mon agenda ne soient pas des jours de loisirs libres et actifs, débroussailleuse au vent…


Repos physique, donc, pour quelques jours. Pour le mental, on repassera: la semaine prochaine ne va pas se préparer toute seule! Je m’allonge donc avec mes partitions de l’oratorio “Xavier Grall” de Frédérique Lory, que nous reprenons le 8 août prochain à Lorient; et j’écoute en boucle deux chansons d’Idir que nous allons peut-être, Gilles Le Bigot, Jean-Michel Veillon et moi, interpréter avec lui le 5, toujours à Lorient (à l’heure qu’il est je ne peux rien promettre, mais c’est sérieusement dans l’air!).


Ça, c’est l’urgent. Mais il y a autre chose. Car comme à chaque période de repos, la frustrante consigne de l’osthéo ne règle qu’une partie du problème: il y a aussi une fringale de lire, de regarder, d’écouter, presque une sorte de panique – toutes ces choses qu’on n’avait pas le temps de regarder de plus près pendant qu’on répétait, qu’on voyageait, qu’on enregistrait, qu’on écrivait, qu’on avait l’esprit entièrement mobilisé par le spectacle à venir… C’est maintenant ou jamais.


En breton, on dit de quelqu’un de très occupé qu’il est “dall-mezv ‘vel ar yer ‘kerzh an eost”, grisé à n’en plus rien voir comme une poule pendant la moisson. Moi, c’est plutôt dans ces brefs temps de fausse inaction que je m’identifie à la poule en question. Comme tous les gens qui ont choisi un métier accaparant (et qui n’ont pas d’enfants!), je laisse en souffrance, des semaines, des mois, toutes sortes de missions depuis le rangement de la cuisine jusqu’à la lecture de Roland Barthes, en passant par les visites aux amis… et le débroussaillage du talus. Et j’avoue que j’aime cette espèce d’urgence, hautement simplificatrice à court terme. Sauf qu’elle a un inconvénient, c’est qu’une fois la tournée finie ou le disque parti au pressage, l’urgence en s’effaçant comme un rideau révèle la foule des choses en attente; et que ces choses sont tout aussi nécessaires que le farniente réparateur auquel elles disputeront le peu de temps enfin disponible.


Nécessaires, ô combien; non seulement à l’équilibre de la bête, mais même au sacro-saint Travail: c’est que c’est en faisant autre chose que de la musique qu’on nourrit… la musique à venir. Il y a la pratique directe, indispensable; mais il y a aussi le livre qui bouleverse (1), la découverte d’un article, l’émotion d’une image, les leçons d’un ami, tout ce qui est libre de se former en nous quand nous ne poursuivons aucun but précis… C’est souvent lors d’une journée de “repos” que je trouve des idées de chanson… Bref, si je comprends bien, il faut que je me repose parce que c’est là que je travaille le mieux! Faut-il y voir l’absolution qui me permettra de savourer trois jours de semi-vacances, ou le symptôme d’un cas irrécupérable de monomanie professionnelle? Ou les deux? La Faculté est divisée…




(1) Ma dernière journée de canapé forcé a été ainsi secouée par la “Suite Française” d’Irène Némirovsky. D’accord, je n’ai pas été rapide, ça fait plusieurs années que c’est sorti! Mais quelle rencontre…