Modes et modestie (1)

Dans son recueil de mélodies «Musiques bretonnes» publié en 1913 et consacré à sa recherche d’airs pouvant avoir été ceux des Gwerzioù et Sonioù publiés par Luzel quelques décennies plus tôt, Maurice Duhamel donne peu de commentaires. Celui-ci n’en a que plus de saveur; il est à la suite de la partition d’une chanson nommée «Radic Saliou», qu’il donne en (sol) majeur:


«NB - Quand j’ai lu à Maryvonne [Le Flem] le texte de cette chanson, elle me l’a immédiatement chantée telle qu’on vient de la lire. La lui ayant fait répéter, le lendemain, pour rectifier un détail de notation, elle me la chanta en mineur. Au lecteur de choisir et de mettre, s’il lui convient, deux bémols à la clef.»


Voilà. Dans l’ouvrage, cela prend à peine plus de trois lignes, et tout est là: dans une musique de transmission orale, les modes sont une des composantes les plus riches et les plus insaisissables à la fois, devant lesquelles on gagnera toujours à choisir l’humilité.


(Le mot même de «mode» peut, d’un instant à l’autre, faire références à des réalités si différentes qu’il est déjà dangereux de l’utiliser: entre la pensée tonale (occidentale et plutôt récente) où le mode est simplement une «couleur» de gamme que l’on parcourt en tous sens et à toute hauteur, et les systèmes d’autres musiques, et de musiques plus anciennes chez nous, où un mode – si j’ai bien compris! –   est autant un type de parcours qu’une échelle précise et limitée, on n’a pas fini de rire avec des malentendus parfois de gros calibre! Dans ce qui va suivre, je me contenterai d’utiliser le mot comme une brave petite élève de solfège, c’est-à-dire en en faisant plus ou moins un synonyme de «type de gamme», échelle définie par la proximité de tel et tel barreau plus que par leur emplacement ultra-précis.)



On pourrait avancer l’hypothèse moderne que Maryvonne Le Flem ait chanté dans un mode où la tierce et la sixte étaient «médianes» et que l’oreille de Duhamel l’ait interprété tantôt comme majeur tantôt comme mineur. A mon avis, cela ne résoud pas la question: Duhamel n’est ni un musicien débutant, ni un Parisien arrivé par le train de la veille au soir. S’il a entendu deux versions différentes, c’est qu’il y a eu au moins des inflexions différentes.


La chanteuse, elle, semble avoir pensé chanter la même chose. Cela ne signifie pas forcément qu’elle n’aurait pas entendu la différence si on lui avait chanté les deux versions l’une après l’autre – malheureusement, elle n’est plus là pour tenter l’expérience, et on ne peut que conjecturer! Mon hypothèse à ce jour serait que la différence pour elle n’était pas distinctive, et que ce qui caractérisait l’air à son oreille était une certaine façon de parcourir l’échelle, mais non l’emplacement exact des barreaux. (Un peu comme ce qui se passe en musique instrumentale, où les airs vont facilement «changer de mode» en fonction des possibilités de tel ou tel instrument.)


L’étude des modes en musique bretonne (qui inclut donc la recherche de ce qu’est exactement un mode en musique bretonne!) est un champ passionnant, et je tire mon chapeau à ceux qui s’y attellent, en particulier Erik Marchand qui fait beaucoup, entre autres via sa géniale Kreiz Breizh Akademi, pour y ouvrir les oreilles de tous. Mais c’en est un – et ceci n’est pas adressé particulièrement à Erik, dont je ne doute pas de la rigueur intellectuelle – où l’on a vite fait de croire savoir au motif qu’on a appris quelque chose de neuf. Un danger aggravé par notre orgueil, car s’aventurer dans ce champ, c’est sortir des valeurs de la musique savante occidentale, donc d’une certaine façon se rebeller contre la figure sociale du «maître». Nous trouvons une beauté et un système dans ce qui, pour un musicien classique, serait «faux» voire «laid»; mais comme nous avons, pour la plupart, intégré bien au fond de nous l’idée que la musique savante fait autorité, notre recherche de compréhension de la musique bretonne risque d’être biaisée par la satisfaction adolescente de contredire cette autorité, avec autant de force qu’elle a pu l’être, dans le passé, par un trop grand respect des préceptes de celle-ci.


Soit dit en passant, j’ai ainsi le sentiment que par effet de balancier, pendant des années, nous avons cherché dans d’éventuelles similitudes avec les modes orientaux une justification, une légitimité qui nous renforcerait face à cette «figure du père» musicale. Or nous avons tout à gagner à oublier ce rapport d’autorité, à l’Ouest comme à l’Est. (1) Que plus compétent que moi me contredise, mais il me semble que les systèmes savants orientaux ne répondent ni plus ni moins à nos questions que ceux de l’Occident (surtout si l’on prend la musique occidentale dans toute son histoire, au lieu de se limiter aux XVIIIe et XIXe siècles!): les uns et les autres sont des mines d’exemples et de savoir, à interroger absolument (2), et à partir desquelles nous pouvons travailler sereinement, mais sans chercher à remplacer une loi par une autre et une tierce tempérée par une autre tout aussi fixe que nous aurions simplement déplacée d’un quart de ton. 


Bref, il faut se préparer à avoir tort et à désapprendre. Pas juste «désapprendre le système dominant»: désapprendre tous les systèmes, tout le temps. Même celui que l’on s’était inventé la veille. Un petit exemple dans le courrier suivant.






(1) Par exemple au sein d’Al Wasan, dans nos répétitions avec le trio Khoury, brillants musiciens de musique savante orientale (formés également à la musique savante occidentale), évidemment le fait que les échelles des morceaux bretons soient non-tempérées n’était pas un problème; en revanche différents facteurs liés à la musique bretonne (comme mon timbre de voix chargé en haut médium, la présence du vibrato, même réduit, la façon de phraser et d’ornementer, les caractéristiques de jeu d’une bombarde, etc) compliquaient la rencontre y compris sur ces mêmes échelles (les frères Khoury sont restés perplexes à l’écoute de Mme Bertrand, par exemple), alors qu’ils auraient été moins voire pas du tout gênants pour de la musique occidentale. Dans l’état actuel de mes connaissances, la musique bretonne ne me semble guère plus soluble d’un côté que de l’autre.



(2) Et à interroger tous: je ne suis pas au courant de tous les travaux réalisés, mais je constate que nombre de musiciens bretons s’imaginent que les musiciens classiques jouent et chantent tous comme des pianos, quand une part non négligeable du travail classique consiste en réalité à doser telle note plus haut, plus bas, plus ou moins de telles fréquences, faute de quoi l’accord ne sonnera pas… Les buts esthétiques sont différents, les moyens mis en œuvre aussi, mais les lois physiques de l’acoustique sont les mêmes dans le monde entier et il y a forcément à apprendre de la façon dont chaque culture s’en accommode.