Ils ne chantaient pas tous, mais tous étaient frappés

Je n’ai pas vu passer dans les actus françaises ce beau moment de musique et de politique mêlées, que me signale Jean-Luc Thomas:


http://mobile.agoravox.fr/actualites/europe/article/silvio-berlusconi-renverse-par-91522


Bien sûr, la traduction des propos de Muti n’est pas très exacte (par exemple il ne dit pas «moi, Muti, je me suis tu» mais «bien souvent les muets ont parlé aux sourds» en faisant un jeu de mots sur son nom; et il ne dit pas «donnons du sens» mais «faisons une exception»). Bien sûr, les commentaires me laissent perplexe. Bien sûr, on pourra à loisir ironiser sur le public de l’Opéra de Rome, qui ne doit être rempli ni d’esclaves ni d’anti-Berlusconi. Ce dernier point, du reste, ne rend que plus culotté le geste de Muti – et plus révélateur d’un ras-le-bol général. On pourra aussi s’interroger sur les sens comparés de la notion de «patriotisme» de part et d’autre des Alpes; le ciel sait que c’est un mot dont je ne raffole pas!


Mais on peut aussi – et c’est ici mon choix – se laisser prendre par l’émotion générale, par ce geste classieux qui consiste, sans quitter un instant son rôle d’artiste, à permettre aux uns d’exprimer leur souffrance et leur espoir, tout en obligeant ceux (et en l’occurrence, celui) qui ne les partagent pas à les regarder en face. Et par ce simple moment de grâce: une salle qui chante, qui se découvre ensemble, non dans un hymne martial ni dans les cris de la fête, mais dans la plus désespérée des prières. Il y a ceux qui n’osent pas, qui se trémoussent inconfortablement; il y a cette dame au balcon, qui chante à pleins poumons en tenant son programme à bout de bras; il y a surtout ces choristes qui se rasseoient et se relèvent cocassement suivant que la mise en scène ou la force de l’instant reprennent le dessus, avant de redevenir tout simplement des citoyens romains en train de chanter de toute leur âme, si beaux dans le ridicule temporaire de leurs costumes momentanément inutiles.


N’en déplaise à l’auteur du papier, cela ne «renverse» pas Berlusconi. Politiquement il n’y a là qu’une prise de parole parmi tant d’autres, et que son auteur lui-même reconnaît plutôt tardive… et qui n’aurait peut-être pas eu lieu si Ubu-roi n’avait pas décidé de trancher dans le budget de la Culture. Et puis ce moment magnifique est fait en réalité d’années d’absurdité, d’humiliation et d’inquiétude. Mais tout de même… Un instant, un bel instant, Muti a rappelé à toutes les personnes présentes à quoi peut servir la musique: à dire, à s’unir, à se souvenir aussi. Rappelé enfin que la musique est quelque chose que l’on fait, longtemps avant d’être quelque chose que l’on consomme. Et le tout, comme il le dit lui-même en un dernier clin d’œil juste avant de démarrer: «dans le tempo, tout de même!».