Etre content(e)

La neige s’est invitée, ce soir, à Boston - neige éphémère de température positive, mais suffisamment drue et opiniâtre pour constituer, en quelques heures, une respectable couche. Il est deux heures du matin, nous sommes rentrés du concert Ebrel/Le Buhé/Vassallo il y a une heure, et au moment du coucher général je n’ai pas résisté à l’appel d’une petite balade.


La neige met tout en valeur de ce quartier de grandes maisons Nouvelle-Angleterre: le silence nocturne, l’individualité des bâtisses avec leurs porches et leurs balcons, l’architecture des grands arbres (ce n’est pas à Boston qu’on s’inquiète d’en voir pousser à trois mètres d’une habitation!). Les flocons tombent toujours et me contraignent à plisser les yeux, et au loin le carillon des voisins tinte dans le vent glacial avec de brusques à-coups qui tiennent plus du film surréaliste que de «Jingle Bells».


Je marche au milieu de la rue. Je suis bien. Tout est bien. Le concert s’est bien passé, et c’est comme si cela me donnait licence pour quelques heures de percevoir plus pleinement ce qui m’entoure.


Etre content du travail accompli est un art qui s’apprend comme tous les autres. Comme tous les autres on peut y être plus ou moins prédisposé, et comme tous les autres on peut, si on le souhaite, en acquérir ou en perfectionner les cheminements.


Pour ma part cela m’a pris des années, et ce n’est pas fini. Des années pour comprendre que la conscience de l’imperfection, et même de l’erreur, n’avait aucune raison d’exclure le contentement. Que s’interdire d’être heureux du travail du jour n’était pas la sacro-sainte modestie dont on nous rebat les oreilles depuis la maternelle, mais l’orgueil démesuré de refuser de signer quoi que ce soit qui ne soit pas la perfection. Plus mes heures de vol s’additionnent, plus je ressens douloureusement la masse des choses que peut-être je ne saurai jamais faire, l’infini des améliorations que je n’arriverai peut-être pas à apporter à mon chant, et plus il devient clair que la véritable humilité consiste à mesurer aussi le poids complémentaire de ce que j’arrive tout de même à accomplir.

Cette belle sagesse est d’autant plus limpide que je n’arrive pas encore toujours à la mettre en œuvre! Mais certains soirs, comme celui-ci, oui, j’arrive à être simplement heureuse de ce que je viens de faire. Je n’ai probablement pas fait la meilleure performance de ma vie, mais j’ai fait ce que je pouvais faire de mieux ce soir – quel que soit le nombre de points que je sais vouloir améliorer, sans même parler de ceux, plus nombreux encore, qu’il est déjà clair que je n’aurai pas le temps d’atteindre avant la tombe!  Je travaille d’arrache-pied, depuis longtemps, pour que «ce que je pouvais faire de mieux aujourd’hui» s’améliore de soir en soir. L’accueil dont on me fait l’honneur semble confirmer que je ne fais pas complètement fausse route… Alors oui, le contentement peut venir, l’équilibre temporaire, et avec lui cette euphorie écorchée qui détecte la beauté et la cohérence dans le moindre son, dans une odeur, dans le vent sur la peau ou dans un alignement fantômatique de grandes maisons de bois, parées de neige et de nuit comme des aristocrates de velours et d’hermine.