De la menthe des champs et autres puissances invisibles

De ce que je persiste – et c’est déjà la preuve suffisante de mon incurable optimisme – à appeler mon jardin, je laisse «en prairie» les deux tiers. Entendez par là que je laisse la nature et le souvenir de décennies d’agriculture disposer de l’espace comme ils l’entendent,  me contentant de faucher le tout une à deux fois l’an; seuls font l’objet d’un arrachage bureaucratique le rumex, les chardons (désolée, les gars, moi je vous trouve jolis mais c’est la loi), et les ronces et autres petits saules qui trouvent que mon paysage gagnerait à devenir un bois touffu dans les plus brefs délais.


Le résultat est un océan changeant de graminées, de vesces, de trèfles (dont un haut trèfle rose de fourrage qui fait des buissons du plus bel effet), de plantains, de renoncules et de tout le clan des pissenlits: en d’autres termes, le cauchemar et la honte de n’importe quel jardinier un tant soit peu méticuleux. Mais quand, après une averse, le soleil du soir vient à contre-jour dorer tout ce petit monde comme un retable baroque, je vous jure que le roi n’est pas mon cousin. 


Et là-dessous, blottie de-ci, de-là au pied de ces fiers-à-bras, prospère tranquillement une petite menthe des champs. Pas une menthe de cuisine qui aurait pris le maquis (du reste, quand je vous aurai dit que j’ai réussi à faire crever même de la menthe en pot, vous mesurerez à quel point j’ai les pouces verts), non, une modeste indigène, gracile, veloutée et pour tout dire assez insignifiante. Toute l’année Mademoiselle se fait invisible à l’ombre de ses camarades; mais au fauchage elle se signale tout-à-coup par une odeur de sorbet à tomber à la renverse: menthe, oui, mais doublée d’un je-ne-sais quoi de sève sucrée et de bois amer, familière et troublante comme les traits d’un ami que l’on retrouve, recomposés, dans le visage de son frère.


Il y a le simple plaisir sensuel de ce parfum; il y a la joie enfantine de la suprise, de ne jamais savoir exactement quand et où il va soudain me sauter au visage. Et puis le bonheur plus abstrait de sentir cette petite herbe discrète dessiner à elle seule une sorte de géographie parallèle du jardin. Elle s’entend, d’ailleurs, à ne jamais laisser les cartographes s’endormir sur leurs acquis, disparaissant d’ici pour renaître là, telle ces aimables fantômes que l’on prend l’habitude de rencontrer à toute heure et en tout point de la maison qui leur appartient – ou telle ces chats doués d’ubiquité. Et je m’aperçois qu’elle m’est devenue, l’air de rien, à la fois source de joies et emblème de ce (ahem!) jardin.


Et moi qui ai fait, par profession, le pari délirant de comprendre un peu mieux le tissage du visible et de l’invisible, du contrôle et du laisser-faire, du bâtir et du hasard, je crois qu’elle a quelques leçons à me donner…