Chant au comptoir, et chant tout court

Soirée Kan ba’r Bistro chez Christelle à la Chapelle-Neuve: le principe est simplissime, un bistrot, un chanteur et quatre fois quinze ou vingt minutes de chant a capella en acoustique, parmi les gens.

C’était mon tour le 22 octobre dernier… Et j’ai passé une soirée euphorisante.


D’une part parce que gwerzioù et sonioù sont là dans leur élément: chantées à bout portant, sans protocole scénique, dans le temps sans hâte d’une soirée chez soi et non celui, accéléré, magnifié, du spectacle. Je suis évidemment convaincue qu’elles ont un sens dans bien d’autres contextes, et je suis même déterminée à le prouver, mais dans celui-ci on les sent respirer à leur aise, ou plus exactement on SE sent LES respirer à son aise.


D’autre part parce qu’il y a dans le fait de chanter là, sans scène, sans micro, et même sans crier gare à la fin d’une pause, quelque chose qui s’approche du noyau initial: soudain, un humain comme les autres utilise ses outils d’humain – son corps, sa voix, ses mots – pour en faire autre chose, et d’autres humains l’écoutent. De bœuf en soirée, il m’est très souvent arrivé de chanter par hasard dans un bar, on peut même dire que c’est un peu là que j’ai fait mes classes; chaque fois j’ai le même trouble, la même sensation de toucher le mystère, quand le brouhaha se tait, s’écarte pour faire place au chant qui vient d’émerger de lui. Que ce soit moi ou quelqu’un d’autre qui chante, je pense à Moïse et au respect des eaux…


Et puis c’est un bonheur, hélas devenu rare, d’entendre rire aux meilleures lignes de Mari Beg a-raok (1), de Eured Sant Yann (2) ou du Filouter Fin (3). De sentir au contraire que l’on peut passer par toutes les strophes du testament que Marguerite, torturée par le mal d’enfant depuis des jours, dicte à son baron de mari avant l’opération dont elle sait qu’elle ne se relèvera pas. (La façon dont elle commence par lui dire «prenez une chaise pour vous asseoir, car aujourd’hui je ne puis vous l’avancer moi-même» me noue proprement les tripes.)  Et quand l’assemblée est prête à reprendre 38 fois «La dira, la dira dira, la dira dira!», il devient possible de raconter l’histoire de la Fontenelle, qui prend avec l’Histoire, dans la version d’Yvonne Détente collectée par Ifig Troadeg, des libertés touchant à la plus réjouissante subversion…





  1. (1)Texte «lettré» du XIXe, mais néanmoins dans un breton savoureux digne du français d’un Brassens, «Marie Langue-Pendue» est la reine des commères du village, dont les aventures sont détaillées avec une hilarante précision: «Sitôt la malheureuse épouse accouchée de son premier enfant, Marie étonnée s’écrie: ‘Comment, ça fait déjà neuf mois? Voyons, la noce était le lundi d’après le pardon de St Paul, et on n’est pas encore à Pâques… Pas de doute, ils ont fait le coup! Et sans m’en avertir – étrange…’»


  1. (2)«La noce de (Saint/Petit/etc) Jean» est une chanson que l’on retrouve en français: sur l’air des Vêpres, une mère interroge son fils sur le déroulement de ses noces, et reçoit des réponses assez vertes: on boira de la pisse de truie, on mangera des peaux de poux et des tripes de puce, etc, jusqu’au couplet final: «Saint Jean, mon fils, par quel partie de votre femme commencerez-vous, le soir de vos noces? – Par le milieu, ma mère.Vous pensiez que j’allais commencer par ses doigts de pieds, mais non.»


  1. (3)Peut-être ma feuille volante préférée, cette chanson raconte comment un jeune homme riche, découvrant qu’il a dépensé tout son argent, se fait loger et nourrir dans une auberge, va en pleine nuit enterrer son pantalon dans le jardin, et au matin fait un scandale en se prétendant volé des deux cent écus qu’il y avait dedans. L’épilogue voit l’aubergiste, en plein jardinage, exhumer le pantalon et hurler: «Ce type est un filou! Et moi je suis un âne.»